Les hypomnémata, au sens général, sont « les objets engendrés par l’hypomnèse, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire [1]». Les Grecs ont été les premiers à consigner de la sorte tous les éléments de leur vie : ils se racontent par les objets qui les entourent. « Les hypomnémata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. [2]». On pourrait se permettre de donner ici la définition contemporaine, proposée par Christian Boltanski, tant les concepts sont proches : « j’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but. [3]».
Depuis l’Antiquité, l’hypomnèse est la source de récits qui tiennent plus du « journal public » que du « journal personnel », tel ce « livre de raison », tenu par les nobles, à partir du XIVème siècle mais surtout au XVème et au XVIème siècle, « un registre de famille où chaque chef de maison prenait soin d’inscrire l’état et le développement de sa fortune [4]».
Il faudra attendre le XVIIIème siècle avec Jean-Jacques Rousseau et les douze livres que comptent ses Confessions pour que l’autobiographie prenne son sens moderne. Pour la première fois, un écrivain, dont la qualité littéraire et le succès ne sont plus à prouver, choisit d’écrire sur lui-même, faisant fi de la réflexion de Pascal sur les Essais de Montaigne : « le sot projet que Montaigne a eu de se peindre », le moi étant « haïssable » pour les classiques.
Rousseau entame la rédaction de ses Confessions en 1765 et les termine en 1770. Son histoire, il la confesse en deux parties : les livres I à VI racontent ses années de formation (de sa naissance en 1712 jusqu’à son installation à Paris en 1740) et les livres VII à XII couvrent la période 1740-1765, les années « glorieuses » de renommée et de reconnaissance. « Rousseau pressent et dégage ce qui ne cessera de préoccuper le XIXème siècle : l’attention au fugitif, au continuellement variable, à l’insignifiant voire à l’inconsistant, au sentiment d’être, ressenti physiquement et cependant toujours insaisissable. [5]» Pour la première fois encore, un auteur formule un pacte autobiographique, qui aurait plus valeur de manifeste que de pacte à proprement parler, dans la mesure où ce pacte est passé entre Rousseau et lui-même et, par extension, au lecteur :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. […].
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ».[6]
En écrivant ses Confessions, Rousseau veut justifier sa pensée, celle-là même qui lui valut d’être de nombreuses fois critiqué. À la différence de Saint Augustin qui avait écrit, entre 397 et 398 après JC, dans ses Confessions, l’histoire de sa conversion au christianisme, ici ce n’est pas Dieu qui offre une raison de s’exprimer, mais la Raison elle-même, dans une quête philosophique de l’essentiel. Ce que fait Rousseau, c’est se confesser à nous, lecteurs, « faute de pouvoir apostropher Dieu [7]». Ce sont les premiers signes d’une réelle extimité où l’œuvre et son auteur ne font plus qu’un. Il « n’a plus qu’à se décrire, dire sa propre conformité à soi-même, et affirmer sa non-différence par rapport à son modèle [8]». Ce journal intime, Rousseau en faisait des lectures publiques, s’érigeant en modèle de justesse et de véracité. Il n’est pas parfait, ses souvenirs sont peut-être un peu faussés, mais il le reconnaît. Et cela le rend « meilleur » que nous. Et là où Rousseau est aussi important dans l’extimité, c’est que les Confessions admettent que « l’écriture peut être désormais légitimée par la seule auto-analyse de l’être intime ou privé, si modeste ou obscur soit le scripteur [9]». Aucun jugement de valeur ici. Rousseau « affirme le droit de tout un chacun à écrire et faire lire son autobiographie [10]».
L’autobiographie devenait donc avec Rousseau un genre littéraire à part entière et s’apprêtait à connaître un essor incroyable dans la littérature, « [cet] instrument de connaissance, l’écrivain [étant] un scientifique dont le microscope est sa propre sensibilité, son propre système de perception. [11]»
[1] Dans Ars Industrialis [en ligne]. 2012. Disponible sur <https://arsindustrialis.org/hypomn%C3%A9mata>. [Page consultée le 20 avril 2024]
[2] Ibid.
[3] BOLTANSKI Christian, texte paru dans l’édition originale de Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950, livre d’artiste, 1969.
[4] SIMONET-TENANT Françoise, Le journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2005, p. 45.
[5] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 55.
[6] ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1968, p. 43.
[7] BEAUJOUR Michel, op. cit., p. 14.
[8] Ibid., p. 67.
[9] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 54.
[10] Ibid., p. 54.
[11] ANGOT Christine, « Acte biographique », dans FOREST Philippe (dir.), Je & Moi, Paris, Gallimard, 2011, p. 35.