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Conclusion

Depuis le XIVème siècle environ, lorsque qu’un noble ou une aristocrate avait envie d’écrire son journal intime, cela présupposait un rituel immuable : il fallait se retirer dans une pièce réservée à ce culte de l’intimité, en fermer la porte, sortir de sa cachette ce journal fermé parfois par une serrure et une clé et se pencher vers cet ami, ce confident à qui on pouvait tout dire et dans lequel on pouvait tout consigner, des menus événements de la journée à l’inavouable, le secret, le honteux même,  puisque ce journal resterait secret, caché et non-montrable. Puis de nombreux journaux intimes furent publiés et lus là encore par une élite intellectuelle.

Quelques siècles plus tard,  tout être humain peut être connecté avec l’humanité entière, pour peu qu’il possède un ordinateur ou un smartphone. Quel que soit l’endroit reculé de la planète où il se trouve, quel que soit  son niveau d’études et quelle que soit la classe sociale à laquelle il appartient, il n’a plus à se retirer dans un endroit secret puisqu’il est connecté en quelques secondes à un autre être humain, voire à des dizaines ou à des centaines et il peut parler de lui, sans tabou ni retenue.

On peut donc affirmer que l’évolution  de l’intime vers l’extime a correspondu  à la transformation profonde  de notre monde et de notre société depuis la fulgurante explosion des nouvelles technologies et la démocratisation infinie de l’accès de chacun à la culture. Selon Michel Tournier l’artiste serait passé de la centration sur soi et d’un repliement pleurnichard sur ses « petits tas de misérables secrets »[1] à une ouverture sur le monde, à un partage, à une universalité.

L’époque de l’immédiateté d’Internet a certes produit des expériences et des performances en nombre infini mais, justement, tellement infini que cela a permis au philosophe Yves Michaud d’affirmer que « les œuvres d’art se volatilisent ». Tout a peut-être été déjà dit, tout a peut-être déjà été fait, alors les artistes les plus audacieux, les plus téméraires seront désormais ceux qui vont oser mélanger leurs territoires et s’interconnecter avec d’autres champs artistiques. La curiosité, la constante remise en question, l’ouverture vers d’autres disciplines, tout cela créera les artistes de demain. De la même manière, nous pourrions affirmer que nous sommes arrivés, avec la téléréalité ou la quête éternelle du « buzz », dans une ère où l’extimité serait également « à l’état gazeux ».

Quand on lit dans le magazine du Monde, dans un article sur Xenia, une célèbre blogueuse professionnelle, « Elle se surveille, se met en scène 24 heures sur 24 : « Je ne suis pas naturelle, c’est mon boulot de ne pas l’être » », on se dit que le jeu de l’extime durera aussi longtemps que l’homme devra « être » dans une société du « paraître ». On peut également se demander si le XXIème siècle va devenir un siècle Fluxus, où plus rien ne distingue l’art, la démarche artistique, de la vie. Pourtant l’extimité à outrance engagée par les réseaux sociaux a amené les spectateurs à prendre du recul, à revenir à quelque chose de plus intime ou, en tout cas, de moins extime.


[1] Michel Tournier, Journal extime, Paris, Gallimard, 2004, p. 11-12.