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1.1.3 Le désir d’extimité du XXème siècle

Le XXème siècle va bouleverser la sensibilité du monde entier. La découverte de la possibilité même d’une guerre, l’envoi au front de nombreux hommes (écrivains/artistes) qui racontèrent l’horreur de la guerre et de la vie dans les tranchées, une seconde Guerre Mondiale tellement horrible qu’elle amènera les artistes à se demander, comme le formule Adorno, si « la poésie après Auschwitz » était encore possible… autant d’événements qui ont amené le genre autobiographique à connaître un essor sans précédent, faisant exploser tous les tabous. C’est également de cette période que datent les travaux de Sigmund Freud, inventeur de la psychanalyse, « science de l’inconscient », qui prône et théorise la recherche du moi profond. Il développe l’idée que l’intime le plus intime, s’il reste non dévoilé et enfoui au plus profond de l’inconscience, devient destructeur et doit être dévoilé, extimisé, verbalisé pour qu’une reconstruction soit possible.

Si « intime » désigne ce qu’il y a d’intérieur, « extime » désignera ce qui est tourné vers « le dehors, en prise sur les événements extérieurs [1]». En citant le Journal d’Anne Frank et les conditions particulièrement difficiles de sa rédaction, « on comprend mieux l’appréciation de Freud  […] selon lequel l’humour est non seulement libérateur mais grandiose en ce qu’il manifeste la résistance de l’individu aux atteintes du monde extérieur et aux blessures de la vie [2]». Une résilience que beaucoup d’artistes feront grâce à la création. En 2002, Serge Tisseron utilisera le substantif « extimité » pour évoquer « une modernité soucieuse d’exhiber l’intimité. En surexposant son intimité, en mettant en avant une partie intime de sa vie, physique ou psychique, le sujet contemporain attend qu’elle soit validée par le regard d’autrui [3]», comme un besoin de reconnaissance devant les turpitudes d’un monde quotidien en proie à la cruauté, la violence et la laideur. Le dandy de la fin de siècle avait fait place nette pour l’artiste du XXème siècle.

En regard de la littérature, les écrivains, à l’instar de Romain Gary ou Georges Perec, renouvellent  « enjeux et manières de l’écriture personnelle. Ils ont en commun, parce que d’origine juive, nés avant guerre, de s’être sus et ressentis des condamnés à mort, désignés, du fait même d’être nés (de pouvoir dire « je… ») comme voués à la destruction [4]». Serge Doubrovsky invente en 1977 dans son livre Fils la notion d’ « autofiction » pour traduire « ce qu’éprouve un homme qui se ressent, depuis qu’il a par chance échappé au convoi vers Auschwitz, comme un survivant, un être autofictif, dont l’actuelle « vérité » a toujours pour doublure ce destin d’anéantissement. [5]»  Dans une interview au Point du 22 février 2011 intitulée « Écrire sur soi, c’est écrire sur les autres », Serge Doubrovsky, âgé de quatre-vingt-deux ans, affirme :

Quand on écrit sur des choses vécues, l’écriture les réinvente naturellement. J’ai ainsi cessé d’opposer autobiographie et autofiction. L’autobiographie est une forme du XVIIIème siècle. Aujourd’hui, dans l’ère postmoderne, on ne se raconte plus de la même façon, en débutant par « Je suis né à Genève en 1712″… À chaque époque correspond une manière de s’exprimer sur le sens à donner à sa vie. […] Il est indéniable qu’une partie importante de la littérature française actuelle tend, sous différentes formes, vers l’écriture de soi.[6]

Philippe Lejeune, le spécialiste français de l’autobiographie, dira :

J’ai constitué un fichier de tous les livres publiés en France qui repose de près ou de loin sur une forme quelconque de pacte autobiographique : mémoires, autobiographies, souvenirs d’enfance, journaux intimes, correspondances, « documents vécus », témoignages, entretiens, essais, pamphlets et aussi, si l’on en croit les classements bibliographiques, certains romans et livres d’histoire.[7]

Autant de supports d’extimité qui lui ont permis de définir, en faisant – aujourd’hui encore – référence en la matière, l’autobiographie[8] et surtout le « pacte autobiographique » : selon lui, l’auteur d’une autobiographie « s’engage à raconter tout ou partie de sa vie dans un esprit de vérité et demande au lecteur de le croire mais aussi de l’aimer et de l’approuver, il s’agit dès lors d’un « pacte autobiographique » [9]». Le lien qui se crée entre l’auteur et son autobiographie devient le lien entre vie et œuvre. C’est contre ce pacte que Doubrovsky tente de s’insurger, en créant une autobiographie romancée, qu’il nommera « autofiction ».

Un écrivain représentatif d’une réelle volonté d’extimité est le français Hervé Guibert, atteint du SIDA, qui s’est suicidé en 1991. Son dernier livre Cytomégalovirus. Journal d’hospitalisation, rédigé brièvement de septembre à octobre 1991, est né de la peur de l’écrivain de devenir aveugle, à cause d’une infection due au virus. C’est un véritable « journal de guerre » où l’artiste décide de lutter contre la maladie jusqu’à son dernier souffle, et son dernier regard : « Écrire dans le noir ? Écrire jusqu’au bout ? En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort ? [10]». Un documentaire intitulé « Pudeur et impudeur » retraçait les derniers jours de l’écrivain. De mémoire  de téléspectateur, c’était la première fois que l’on assistait à un tel dévoilement intime à la télévision. Dans un entretien avec Françoise Jonquet, Guibert parle de son journal intime, publié en 2001 sous le titre Le Mausolée des amants, journal 1976-1991 :

Très souvent un écrit naît parce qu’il y a, à l’intérieur du journal, un thème ou un personnage qui, devenant trop insistant, déséquilibrait ou brisait cet équilibre quotidien – encore que je ne l’écrive pas chaque jour (je ne le date pas non plus). Mes Parents, par exemple, est en grande partie sorti du journal. Le journal permet de jeter des ponts entre des univers différents : passer de mes grand-tantes à des récits érotiques. Mes livres sont des appendices et le journal, la colonne vertébrale, la chose essentielle. [11]

Tout ce que Hervé Guibert écrit dans son Journal est au cœur de sa création. L’écrivain avait pour but, fidèle au pacte autobiographique de Lejeune, de ne rien cacher, ni de sa vie, ni de sa déchéance physique. Et la vidéo apporte au lecteur/spectateur la preuve de l’absolue vérité de son récit. Intimité dévoilée autant pour appuyer ses dires que pour mettre en garde ses contemporains.


[1] COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise (dir.), op. cit., p. 9.

[2] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 80.

[3] Ibid., p. 9.

[4] BURGELIN Claude, « Architectures du singulier », dans FOREST Philippe (dir.), op. cit., p. 42.

[5] Ibid., p. 42-43.

[6] DOUBROVSKY Serge, « Écrire sur soi, c’est écrire sur les autres », in Le Point [en ligne]. Disponible sur <https://www.lepoint.fr/debats/serge-doubrovsky-ecrire-sur-soi-c-est-ecrire-sur-les-autres-22-02-2011-1298292_2.php> (consulté le 20 avril 2024)

[7] LEJEUNE Philippe, op. cit., p. 337.

[8] Retrouvez la définition de l’autobiographie en Annexe 1.

[9] REBREYEND Anne-Claire, « Représentations des intimités amoureuses dans la France du XXème siècle », dans COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 152.

[10] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 103.

[11] GUIBERT Hervé, « Je disparaîtrai et je n’aurai rien caché… », entretien avec François Jonquet, pour le  »Globe », février 1992.