Fluxus a été l’un des groupes d’artistes les plus influents de l’art contemporain, probablement parce qu’il a été le groupe le plus enclin à savoir s’adapter. Composé d’artistes de tous les pays, Fluxus est avant tout une philosophie de vie, de pensée : tout remettre en cause, tout le temps, avec humour. S’interroger sur le voilement et le dévoilement de l’intime comme une démarche Fluxus, c’est déjà, en soi, une réflexion Fluxus puisque interroger, pour ne pas dire brouiller, les frontières entre l’art et la vie a été la contribution artistique de Fluxus à l’art moderne et contemporain, qui a induit une vision différente, esthétique, de l’art (et de la vie), vision qui ne serait pas le seul privilège d’une élite. Robert Rauschenberg, artiste du Pop Art proche de Fluxus disait : « Je ne fais ni de l’Art pour l’Art, ni de l’Art contre l’Art. Je suis pour l’Art, mais pour l’art qui n’a rien à voir avec l’Art, car l’art a tout à voir avec la vie [1]».
Fluxus, c’est l’art qui a intégré les données et les enseignements des sciences humaines, et qui travaille à dissoudre les frontières disciplinaires (peinture, musique, théâtre, littérature) et les frontières de l’art et de la vie en interchangeant les rôles de l’artiste et du spectateur, ou du moins en associant ce dernier de manière participative et donc active à l’œuvre, selon l’exemple de Marcel Duchamp qui avait énoncé que « le spectateur fait l’œuvre ».[2]
Joseph Beuys ira même plus loin en comparant ce nouvel état de l’art et de la vie à une « sculpture sociale » :
J’appelle sculpture sociale… cette forme de sculpture [qui] associe et interpelle tout le monde. Elle renvoie à l’existence, à l’être intime, la vie privée de chacun. Ainsi aimerais-je que l’on considère mon travail comme une vision anthropologique de l’art… c’est le point de départ d’une vision alternative du futur… […] Je suis de ceux qui croient que seul l’Art…est à même de nous libérer et de nous conduire vers une société alternative. … J’essaie d’approcher une vision plus élargie de l’art tel que je le comprends désormais, à savoir comme sculpture sociale.[3]
À partir du moment où chaque action du quotidien, chaque « event » de George Brecht, devient un geste artistique, écrire son journal intime tient de l’événement artistique Fluxus. « Une volonté de faire coïncider l’art et la vie va animer le groupe Fluxus qui va s’adonner à une débauche de productions, d’évènements collectifs, concerts et autres happenings [4]». Comme le souligne Ghislaine Del Rey, « ils vont jouer sur les décalages et les recadrages de la vie ordinaire quotidienne et routinière pour en révéler les ressorts de fonctionnement « normal » et le mode de vie, par l’irruption d’un élément perturbateur et par là, faire émerger à la conscience la possibilité de se réapproprier sa propre vie en produisant du lien social [5]». Ce « lien social » devenait ipso facto le leitmotiv d’une création et d’une créativité d’un nouveau type : oubliant la distinction entre les arts, les artistes Fluxus mélangeaient objets, installations, photographies, vidéos, performances en faisant de leur vie une œuvre d’art permanente.
L’idée de donner à l’attitude une autonomie telle qu’elle puisse constituer la forme d’une pratique artistique et en organiser le continu, renvoyait directement à l’aventure de Duchamp. C’est Ben Vautier qui a le premier employé, au début des années soixante, le terme d’ »art d’attitude », à partir des « Happenings » d’Allan Kaprow, de la pensée de John Cage (lui aussi très influencé par Duchamp) et des positions d’Yves Klein. L’attitude est, pour Ben, la pierre de touche d’un « art total » qui ne serait autre que « la réalisation de tous les verbes (aimer, dormir, chanter, […] créer, cracher, poser, etc.) en tant qu’œuvre d’art.[6]
Mais quand tout est art, quand chaque respiration, chaque seconde, chaque pensée est une œuvre d’art, chaque geste devient, par essence, intime et extime. Est-il utile de rappeler que Kurt Schwitters, et sa vision de l’Art Total, était l’une des figures de proue de Dada, dont Fluxus se réclame ouvertement ? La plasticienne, philosophe et critique d’art Ghislaine Del Rey explique :
Pour ces artistes l’art devient un catalyseur, un antidote aux industries de la conscience, un moyen de résistance aux impositions culturelles, partageant avec les sciences sociales des formes de pouvoir et de violence symbolique à l’œuvre dans la société via la culture. La société devient alors, elle-même le matériau de l’intervention artistique. Leur projet politique est de détourner les outils de communication au profit des acteurs plutôt que des producteurs, des citoyens plutôt que des administrateurs.[7]
L’extimité chez Fluxus, c’est également une volonté de profiter de l’instant présent, c’est faire un art qui ressemble à la vie, le lifelike art prôné par Kaprow, qui réalisa le premier happening en 1958. Pour lui, les happenings « représentent « la continuation de la tradition du réalisme », à partir du franchissement de la frontière qui sépare l’art de la vie [8]». Avec Fluxus, l’artiste devient un acteur social avant tout, qui doit œuvrer à « hisser l’ordinaire au rang de l’universel. Son existence se trouve consignée dans ses moindres détails intimes, son entourage est propulsé sur la scène publique. L’artiste parle de son enfance, retrace son destin au jour le jour, annonce sa disparition [9]». Pas étonnant donc que la rédaction d’un journal soit répandue chez les membres de Fluxus en revêtant même parfois la forme d’un livre d’artiste « sous la forme d’un carnet de performance ou d’un journal intime », comme nous l’explique Annalisa Rimmaudo, attachée de Conservation au Centre Pompidou pour l’exposition elles@centrepompidou en 2010.
Ces livres, tout en ayant un rôle d’instruction ou d’information, possèdent une très grande dimension lyrique. Nous avons exposé ceux d’Alison Knowles, qui utilise l’espace de la page pour développer ses projets, pour formuler ses déclinaisons poétiques ; Notebook de Laurie Anderson et Grapefruit de Yoko Ono, qui représentent de vrais laboratoires de recherches et Cezanne She Was a Great Painter de Carolee Schneemann, où se mélangent les notes théoriques, les fragments de son journal intime ou de son agenda.[10]
Il est loin de temps où le projet de se peindre était « sot ». Avec Fluxus, le geste devient radical et l’artiste, qui se sent et se doit d’être responsable, « met sa vie au service de son œuvre, comme on défend une cause [11]».
[1] FERRIER Jean-Louis (dir.), L’Aventure de l’art au XXème siècle, Paris, Chêne, 1988, p. 609.
[2] DEL REY Ghislaine, « Fluxus : un temps pour la politique en art ? », dans NOESIS [En ligne]. 2007. Disponible sur <https://journals.openedition.org/noesis/743> [Page consultée le 20 avril 2024]
[3] DEVOLVER Eddy, Joseph Beuys, Conversation avec Eddy Devolver, Gerpinnes (Belgique), 1998, p. 17.
[4] DEL REY Ghislaine, op. cit.
[5] Ibid.
[6] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 72.
[7] DELREY Ghislaine, op. cit.
[8] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 124.
[9] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 25.
[10] RIMMAUDO Annalisa. « Artistes Femmes Fluxus », dans Centre Pompidou [en ligne]. 28 mai 2010. Disponible sur <http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=843> [Page consultée le 7 juin 2014]
[11] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. p.39.