C’est donc avec Warhol que la célébrité commença à devenir une fin en soi. C’est à la même époque que les paparazzi ont connu un essor phénoménal et ont considérablement influencé l’extimité moderne. Non contents de traquer au quotidien les moindres faits et gestes d’une célébrité pour obtenir « la » photo, les paparazzi vendaient leurs photos à des tabloïds (la presse people) qui déferlaient dans les kiosques à journaux, de façon internationale et exponentielle depuis les années soixante. Violer l’intimité d’une star est devenu un moyen de gagner sa vie, si tant est qu’on mette sa conscience de côté. « Le culte de la star transforme la personne humaine en une marchandise de luxe »[1]. La célébrité n’était pourtant pas un phénomène nouveau :
Les spectateurs investissent donc d’autorité la personnalité publique qu’ils ont en face d’eux. Mais en même temps, ils abolissent toutes les limites de son moi. Il est instructif à cet égard de voir comment le public juge l’actrice Rachel (1821-1858), puis l’actrice Sarah Bernhardt, qui commence sa carrière quatre ans après la mort de Rachel. Rachel est une merveilleuse actrice, et surtout une remarquable tragédienne. Elle est reconnue comme telle. Le public connait sa vie privée, et la trouve peu édifiante (elle était entretenue par le Dr Veron).Toutefois, il prend soin de distinguer l’actrice de la femme. Une génération plus tard, des actrices comme Sarah Bernhardt et Eleonora Duse n’ont plus aucune vie privée aux yeux du public. Les spectateurs veulent tout savoir des acteurs et des actrices. « La réalisation véritable de Sarah, écrit un critique, c’était elle : sa mise en scène personnelle ».[2]
Mais avec Warhol, on assiste à une métamorphose de nombreux artistes, écrivains, chanteurs, acteurs en « stars » internationales. Le « star system » commençait à mettre tous les artistes sur le même plan. Avant, le statut iconique de la « star » faisait qu’on la regardait de loin et qu’on la respectait. Mais en nous abreuvant quotidiennement de photos plus intimes les unes que les autres, les paparazzi ont démoli la frontière entre spectateur et artiste. Et ce qui devait arriver arriva : tout le monde voulut devenir une star et connaître son « quart d’heure de gloire ». Ce dangereux statut de la célébrité a donc amené les artistes à se protéger en se mettant en scène, pour qu’on respecte leur vie privée et leur intimité. Si la star est exemplaire et joue franc jeu avec les photographes, tout se passe généralement bien. À partir du moment où elle fait le moindre faux-pas, elle est shootée, imprimée, vendue, dévoilée, parfois conspuée. Le phénomène ne date pas d’hier et n’épargne personne : la liaison que John Fitzgerald Kennedy entretenait avec Marilyn Monroe a fait couler beaucoup d’encre et fait désormais partie de l’histoire. Mais dans une société où « [n]ous jugeons de l’authenticité ou la crédibilité d’un politicien d’après sa personnalité et non d’après le programme qu’il défend [3]», il n’est pas rare de constater certains débordements, certains « mauvais joueurs » des deux côtés de l’appareil photo.
Certains paparazzi n’hésitent pas à dépasser les limites, au sens propre comme au figuré, allant parfois même jusqu’à provoquer la mort de la célébrité. Mais certaines stars n’hésitent pas non plus à organiser elles-mêmes leur paparazzade, un peu pour se faire de la publicité, beaucoup pour renflouer les caisses, passionnément pour faire l’actualité et rester sous les feux de la rampe. Parce que, de la même manière que c’est « le spectateur qui fait le tableau », nous pourrions dire que c’est « le spectateur qui fait la star » : la célébrité est un jeu qui se joue à trois, la star, l’intermédiaire (journaliste, paparazzo, critique…) et le spectateur. Il est intéressant de noter que la photo de paparazzi a elle aussi connu son « quart d’heure de gloire », avec l’exposition qui lui a été consacrée au Centre Pompidou – Metz, Paparazzi ! Photographes, stars et artistes :
Parcourant un demi-siècle de photographies de stars, l’exposition se penche sur le métier de chasseur d’images, en abordant les rapports tout aussi complexes que passionnants qui s’établissent entre le photographe et la célébrité, jusqu’à révéler l’influence du « phénomène paparazzi » […][4].
Longtemps conspués, les paparazzi sortirent de l’ombre pour devenir des artistes : la paparazzade est devenue un art, avec ses codes, et ses figures de proue. Dans cette protection nécessaire à l’intimité, le simple fait d’assumer une relation de couple tient d’une extimité engagée. Certains artistes ne travaillent qu’en couple : les Anglais Gilbert et George, les Français Pierre et Gilles, les Américains Bob Flanagan et Sheree Rose. Puis pour d’autres, le « couple fait art » : après douze ans de vie commune et la réalisation de nombreux Relation works (soixante-huit performances au total), Marina Abramović et Ulay se sont séparés lors de la performance The Great Wall Walk.
Marina Abramović, de dos, retrouve Ulay, après une marche de trois mois – chacun des artistes étant parti d’une extrémité de la Muraille, longue de 6700 kilomètres – pour leur ultime adieu le 27 juin 1988. Puis, le journal extime pouvant revêtir la forme soit de l’autobiographie, soit de l’autofiction, d’autres jouent avec le voilement/dévoilement de leur couple, en brouillant les pistes. On pense à Sophie Calle et Greg Shepard dans No sex last night, à Jeff Koons et la Cicciolina, à Nan Goldin et aux photos de ses nombreux (nombreuses) partenaires, à Yoko Ono et John Lennon, à Matthew Barney et Björk qui s’influencent l’un l’autre…
[1] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., 91.
[2] SENNETT Richard, op. cit., p. 163.
[3] Ibid., p. 13.
[4] Sur le site du Centre Pompidou-Metz : http://www.centrepompidou-metz.fr/paparazzi-photographes-stars-et-artistes