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2.1.1 Joseph Beuys

La personnalité de Joseph Beuys est une figure représentative de l’extime dans la mesure où, pour bien saisir son œuvre, il faut s’intéresser à l’intimité de l’artiste, devenue mythique tellement elle définit l’ensemble de son œuvre. Avant d’être l’artiste que l’on connaît, Joseph Beuys était pilote dans l’armée allemande, la Luftwaffe, pendant la Seconde Guerre Mondiale. L’événement qui bouleversa sa vie eut lieu quand son avion fut abattu en 1942 lors d’une mission au dessus de la Mer de Crimée et s’écrasa près de Znamianka, en Ukraine. La légende voudrait que Beuys ait été sauvé des décombres par une tribu de nomades tartares qui l’ont soigné en utilisant des méthodes chamaniques traditionnelles : le corps enduit de graisse, protégé par du feutre, ses plaies se cicatrisèrent lentement.

Soulignons bien le mot « légende » puisque la vérité est toute autre. Pendant longtemps, l’histoire de ce sauvetage miraculeux n’a pu être authentifiée. Mais avec les nouvelles technologies et le recoupement aisé d’informations, il fut démontré dès 2000 qu’aucune tribu tartare ne sauva Beuys et que celui-ci fut en fait retrouvé par un commando de recherche allemand et qu’il fut soigné dans un hôpital militaire pendant trois semaines[1].

Joseph Beuys a donc créé sa propre légende : se composant un personnage fascinant, mystique, le regard intense sous l’ombre d’un chapeau qu’il ne quitte jamais, ou presque, toujours vêtu de son gilet de la Luftwaffe (éléments qui renvoient tous deux au récit originel), Joseph Beuys fait office d’artiste-chaman à une époque où, selon lui, l’homme s’éloigne de la nature en se perdant dans des futilités existentielles.

L’œuvre de Beuys ne se limite pas à son œuvre au sens plastique du terme, elle intègre également son enseignement (comme professeur « sculpture monumentale » à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf), son engagement politique (il sera un militant Vert très actif) et son engagement social.

La phrase « Chacun est artiste » signifie simplement que l’homme est un être imaginatif et qu’il peut produire en tant que créateur et de bien des manières. En principe, il m’est égal que la production vienne d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un physicienC’est là que la phrase « chacun est artiste » devient intéressante : à mon avis, les gens peuvent comprendre à partir de ces objets que chacun est artiste puisque beaucoup d’entre eux vont dire : pourquoi je ne ferais pas un jour moi aussi quelque chose, des choses pareilles…[2].

En juillet 1944, Beuys, le nez en sang et le bras levé, vient d’être frappé par un étudiant lors d’une performance organisée pour le vingtième anniversaire de la tentative d’assassinat d’Adolf Hitler.

On retrouve ici la « sculpture sociale » de Beuys. Selon lui, « tout homme peut, et même doit, prendre part à cette transformation pour que nous puissions la mener à bien aussi vite que possible [3]». Transposée au XXIème siècle, cette transformation est passée par les réseaux sociaux. Leur utilisation a nécessité quelques ajustements au plan des connaissances légales (respect de la propriété intellectuelle, de la vie privée, diffamation, copyleft, licences Creative Commons…) mais l’utilisateur sait désormais ce qu’il peut ou ne peut pas faire. L’œuvre artistique est devenue politique : chaque utilisateur des réseaux sociaux est une voix parmi d’autres d’une conscience collective dont tout le monde connaît, ou connaîtra, les limites.

L’artiste redevient ce qu’il était à l’origine, et qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir shaman, médecin, thaumaturge. […] Le rôle de l’artiste, sa fonction, au sens « organique » du terme (Beuys rejoint sur ce point Artaud et son « théâtre de la cruauté »), est bien de transformer l’homme et la société. Les actions de Beuys ont ainsi pour objectif la métamorphose, à une échelle planétaire et cosmique, du corps social, politique, animal et humain. Le matériau de l’art est lui-même, dans cette perspective, élargi. C’est l’homme qui fonctionne désormais comme matière première des actions de Beuys. […] L’art, en se confondant avec le travail, redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir encyclopédique … et humain.[4]

Pour Beuys, l’art est un véritable médium qui lui permet, à lui comme à tous les hommes, de renouer avec des racines identitaires refoulées. Avec Beuys, l’art c’est la vie et la vie, c’est l’art. Il instaure une double dynamique : à la fois l’Homme doit trouver l’artiste qui est en lui, de même que l’Artiste doit trouver l’Homme au plus profond de son être. La fonction de Beuys, thérapeutique plus qu’esthétique, n’est pas tant de concevoir et d’offrir des objets de consolation que d’aider le corps social à guérir ses blessures, de contribuer à la restauration d’une harmonie spirituelle au sein de la nature dont l’humanité tout entière fait partie.

Une des œuvres intéressantes de Beuys concernant l’extimité, c’est justement une critique ouverte de Duchamp et de son silence dandy : en 1964, Beuys fit une performance, une Action, intitulée Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet (Le Silence de Marcel Duchamp est surestimé). Pour un artiste comme Beuys, ne pas parler sur son art, sur les raisons qui l’ont poussé à créer, et sur les bienfaits de ce potentiel créatif, est un manquement artistique et moral impardonnable : l’artiste doit entretenir son extimité, pas la contraindre au minimum, pour tenter de déclencher des vocations. Rester silencieux sur l’art, c’est rester silencieux sur la vie, et pour quelqu’un qui considère l’enseignement comme sa  « plus grande œuvre d’art », et qui affirme que « parler, c’est sculpter », il est clair que le silence de Marcel Duchamp devait agacer.

Dans la vision beuysienne, l’art ne cherche pas à se dissoudre dans le social, mais à élargir ses prérogatives naturelles : le concept de créativité, tout en étendant à l’infini le domaine de l’art, maintient intacte la séparation entre les genres. « Je n’ai rien à faire avec la politique, explique-t-il, je ne connais que l’art. Il faudrait donc que la tâche politique redevienne un travail humain. Les connaissances que l’art a permis d’acquérir dans ce domaine devraient se répercuter dans la vie ».[5]


[1] ERMEN Reinhard, Joseph Beuys, Berlin (Allemagne), Rowohlt, 2006, p. 153.
[2] Extrait d’une réponse de Joseph Beuys à Jorg Schelimann et Bernd Kluser. Sur le site de Ben Vautier  <http://www.ben-vautier.com/fluxus/fluxus_tout.html> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)
[3] FERRIER Jean-Louis (dir.), op. cit., p. 813.
[4] DE MÉREDIEU Florence, Histoire Matérielle & immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994.
[5] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 74.