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2.1.3 Tracey Emin

Tracey Emin, fer de lance des Young British Artists avec Damien Hirst, a fait de sa vie intime son fonds de création. Sa célébrité, elle la doit au fait que son art, en mêlant tous les média possibles, est un art dans lequel elle se dévoile, sans honte, sans pudeur, un art de témoignage, sans fard sur ses origines sociales modestes. Dans ses œuvres, c’est le pouvoir de la parole, de sa parole à elle, qui est au cœur de tout :

« Par rapport aux mots, j’ai quelque chose d’unique que je trouve presque impossible en art – et ce sont mes mots qui font vraiment que mon art est unique »[1]. Même quand la forme de l’œuvre est non textuelle, comme dans une série récente d’objets ready-made – choses provenant de sa vie qui ont été exposées et vendues en tant qu’objets d’art, tels que son lit ou une cabine de plage délabrée -, leur sens et leur portée dépendent de ce qu’elle nous a livré d’elle-même. Grâce au récit autobiographique qui légitime et anime de tels artefacts, Emin s’approprie le ready-made pour une cause expressionniste.[2]

Le lit de Tracey Emin, le premier « ready-made » extime

De même que l’expressionnisme est venu en réaction à l’impressionnisme, nous pourrions considérer que l’extimité d’Emin, en réaction à son intimité qu’elle juge trop lourde à porter seule, lui a permis de sur-vivre. L’œuvre qui a fait connaître Tracey Emin est l’installation qu’elle a présentée au Prix Turner en 1999 intitulée My Bed (d’abord exposé à la Tate, puis dans la Galerie Saatchi, le lit d’Emin se trouve désormais chez Charles Saatchi, dans une pièce dédiée). Cette œuvre majeure dans l’histoire personnelle de Tracey Emin, c’était tout simplement son lit, mais son lit tel qu’il était à l’époque, son lit défait, dont les draps étaient sales et tout chiffonnés, couverts de taches, entouré de bouteilles de vodka vides, de préservatifs usagés  et de mégots de cigarettes, un lit authentique où elle a aimé, pleuré, été malade et pensé au suicide, ce lit qui lui rappelait une rupture amoureuse qui l’avait laissée au plus bas et qu’elle tenait donc à garder pour ne jamais oublier cette période. Tracey Emin dira d’ailleurs : « J’ai regardé ce lit et j’ai pensé « Mince alors » ! Il y avait presqueun écran entre moi et lui. À un  moment, j’étais dans le lit, je faisais partie des ruines et des débris, puis j’ai eu cette distance qu’on a quand on fait un dessin ».

Souvent les propos de l’artiste sur son œuvre ont dérouté le spectateur :

Dans la vidéo How It Feels [Comment on se sent, 1996], Emin parle ouvertement et dans le détail de son premier avortement, retournant sur les lieux liés au traumatisme, refilmant et se rappelant ce qui s’y était produit. La vidéo est aussi un compte rendu de sa prise de conscience que la vie, sa vie, était plus importante que faire des images. […] Une fois l’opération terminée, elle raconte comment elle le sentait encore en elle, comment elle avait l’impression que tout l’intérieur de son corps “était déchiré en petits morceaux”. L’avortement n’avait pas réussi, elle était enceinte de jumeaux, et Emin ne nous épargne aucun détail sur l’incident horrible du deuxième fœtus “en purée” descendant le long de sa jambe.
Mais comme sa vidéo Why I Never Became a Dancer, ce déterrement de son passé douloureux se conclut sur une note relativement affirmative. Cette expérience traumatisante lui donne une “idée plus grande de la créativité”, et lui fait comprendre que si elle est “pour faire de l’art, ça n’aura rien à voir avec une putain d’image, il faut que ça ait à voir avec d’où tu viens vraiment”. Dans une conclusion réflexive, Emin justifie l’importance d’utiliser sa vie comme art […]. Ce n’est pas flanquer de la peinture sur une toile pour faire une image, ce n’est pas ça, l’art […]. Ça a à voir avec l’essence et l’intégrité des gens quand ils font des choses […]. J’ai compris que j’étais bien meilleure que tout ce que j’avais fait”.[3]

Dans une interview donnée en 2012 à un magazine allemand lors de son exposition « Privat » à Frankfurt, lorsqu’il lui fut demandé si elle ne trouvait pas obsolète la thématique de cette exposition  à l’ère de Facebook, Tracey Emin répondit :

Ich war und bin nicht bei Facebook. Was soll ich da? Facebook ist nicht intim. Das gestrige Mahl, ein neues Kleid, die schicke Reise – das hat nichts mit Intimität zu tun. Facebook ist allenfalls gut, um zu spionieren, was Freunde und Exfreunde gerade so treiben. Ich bin Künstlerin und gewähre ausgewählte Einblicke in mein Privatleben. Aber: Wer mein Bett sehen will, muss ins Museum gehen. Googeln Sie mich! Sie werden vermeintlich intime Details finden. Aber kaum etwas über die Privatperson Tracey Emin.[4]

Tracey Emin fait ici la distinction entre son extimité et sa personne privée. En adoptant une démarche résolution extime, voire extimiste, en nous racontant ses traumatismes de la façon la plus crue qui soit, Emin démontre son caractère résilient : malgré tout ce qu’elle a vécu, la « personne privée » qui réside en Tracey Emin, comme en chacun de nous, peut réussir à aller de l’avant et à mener une belle vie.

Aujourd’hui Tracey Emin dit que « Es ist ein wenig zerwühlt. […]Aber die Aussicht ist fantastisch. Ich sehe den Pazifik, Wellen, die an den Strand rollen, Palmen, Nebelschleier, […]die sich gerade lüften, dahinter einen kristallklaren blauen Himmel, Sonne.[5]».

Ce qui se dégage de ce travail dont le paradigme est essentiellement expressionniste, c’est la forte impression d’une artiste qui a durement gagné sa position et son identité, qui a surmonté les frontières créées par son milieu social. Le sentiment prépondérant est celui d’une subjectivité aguerrie qui, malgré le battage et l’inflation publicitaires, réussit à transmettre le sentiment profond d’une histoire vécue particulière.[6]

Une interview de Tracey Emin en 2012 nous laisse entrevoir une nouvelle facette de son travail. Les vieux démons d’Emin ont disparu :

Je ressens un réel besoin de m’évader car il y a beaucoup de choses que j’ai envie de dire sur l’amour et sur les gens, sans y parvenir. À 50 ans, on ne peut pas continuer de ressasser les mêmes problématiques. Il faut grandir un peu ! Avec l’âge, on se bonifie, il faut aller de l’avant. On a peut-être les mêmes problèmes qu’à 20 ans, mais on ne les traite plus de la même façon. Quand un adulte a faim, il ne crie pas jusqu’à ce qu’on le nourrisse – il va s’acheter à manger. Je ne vois pas de thérapeute. Je veux que tout passe par mon travail.[7]

Comme elle le disait en 2012 dans l’article au magazin allemand Andy Warhol’s Interview, Tracey Emin, aujourd’hui âgée de cinquante-un an, s’est sortie seule, sans thérapeute, par la force de son art, des ruines et des débris dont elle croyait faire partie, pour enfin vivre sous un ciel d’un bleu cristallin.


[1] Emin citée dans BARBER Lynn, « Show and Tell », in The Observer Magazine, 22 avril 2001, p. 12.

[2] DURDEN Mark, « Le Pouvoir de l’Authenticité », in Parachute, 2002, N° 105, p. 27.

[3] Ibid. p. 30-34

[4] EMIN Tracey, sur <http://blog.interview.de/Tracy-Emin-Privat> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)

Traduction personnelle : « Je ne suis pas et n’ai jamais été sur Facebook. Et en quoi cela me concerne-t-il ? Le repas d’hier, une nouvelle robe, un beau voyage- tout cela n’a rien à voir avec l’Intime. Facebook est juste bon pour espionner ses amis ou ses ex-amis. Je suis une artiste et j’accorde des regards choisis dans ma vie privée. Mais celui qui veut voir mon lit, doit aller au musée. Tapez mon nom sur Google ! Vous trouverez probablement des détails intimes. Mais bien peu de choses sur la personne privée de Tracey Emin ».

[5] Ibid. Traduction personnelle : « [son] lit est bien moins dévasté […] mais que la vue de son lit est fantastique. Je vois le Pacifique, les vagues qui roulent sur la plage, des palmiers, des voiles de brouillards et derrière tout cela un ciel bleu pur comme le cristal et le soleil ».

[6] DURDEN Mark, op. cit., p. 36.

[7] MILLIARD Coline, « « Une partie de moi a disparu » pour Blouin ARTINFO : Tracey Emin à propos de sa nouvelle exposition et de son changement de cap », [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013). Disponible sur <http://fr.blouinartinfo.com/news/story/905551/une-partie-de-moi-a-disparu-tracey-emin-a-propos-de-sa>