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2.2.2 Nan Goldin

Nan Goldin admet baser son travail sur le dévoilement de ce qu’on voile normalement, ce que « l’on cache, que l’on nie  » :

[…] J’ai grandi dans une banlieue de Washington où les gens vivaient reclus. Je voulais voir ce qui se passait chez les voisins et que les voisins voient chez moi. C’était évidemment impossible. J’ai alors commencé, à 8 ans, à écrire un journal intime, afin de m’éloigner de la folie. Je me suis mise à prendre des photos à 15 ans, pour enrichir les mots. Mon journal écrit ne parle que de moi, ce qui le rend ennuyeux, alors que les photos parlent de ma relation à l’autre. Elles me permettent aussi de montrer la continuation d’une relation.[1]

L’enfance de Nan Goldin a été marquée par un traumatisme important :

Le 12 avril 1965, Barbara (sa sœur aînée), âgée de dix-huit ans, décida de mettre fin à ses jours de manière violente, et ce fut comme si la vie arriva à sa fin pour toute la famille. Ses parents refusèrent de se laisser aller à la culpabilité et au deuil, et le rejet devint un moyen de survie. La chose la plus importante était que les voisins ne soient au courant de rien. Ils essayèrent aussi de laisser Nancy [Nan] dans l’ignorance, lui racontant que Barbara avait eu un terrible accident, mais aussi sensible et traumatisée qu’elle l’était, elle comprit immédiatement ce qui s’était passé. C’est peut-être l’origine de son appétit vorace pour la vérité, coûte que coûte, et de son mépris du fait que la vérité peut aussi être inconfortable, fatigante, compromettante. Elle était engagée dans un combat contre tout et tous, mais surtout contre le mensonge et le matérialisme de cette époque, qu’elle percevait comme les ténèbres de l’âme de l’Amérique, le cauchemar qui se cachait derrière le “rêve”.[2] 

« Nan après avoir été battue », 1984. Plutôt que dans l’intimité de ses amis,
c’est dans celle de Nan Goldin que cette photo nous place.

« Je me disais jadis que je ne perdrais jamais quelqu’un, si je photographiais assez », déclare Nan Goldin dans son documentaire autobiographique I’ll be your mirror :

Mes photos me montrent combien de gens et de choses j’ai perdus. Ma survie dépendait de mon travail. J’avais besoin de donner un sens au chaos dans lequel je vivais. […] Je crois en l’intimité, en la privauté – mais je pense que les gens protègent à tort certaines choses – comme la sexualité et la honte qui s’y trouve attachée. […]J’estime qu’on peut […] permettre aux gens d’accéder à leur âme – en leur permettant de se voir tels qu’ils sont. Prendre une photo de quelqu’un, c’est comme le caresser. C’est de l’ordre de la séduction. […] Des gens proches de moi disent que je leur laisse assez d’espace pour qu’ils s’autorisent plus encore à être eux-mêmes qu’ils ne croyaient pouvoir le faire.[3]

L’extimité de Nan Goldin passe par l’exposition des moments les plus intimes de ses amis.
Ici, le dernier baiser de Gotscho à Gilles à en train de mourir du SIDA en 1993.

Le traumatisme de la perte de sa sœur l’a amenée à nouer une relation très forte, à la limite du fusionnelle, avec ces personnes. Et même lorsqu’elle évoque la violence, sous toutes ses formes (elle n’hésite pas à photographier un de ses amis en train de se droguer, un couple d’amis en train de faire l’amour, de même qu’elle n’hésite pas à prendre un portrait d’elle-même, le visage tuméfié par les coups donnés par son amant de l’époque), ce n’est pas non plus gratuit, « elle se voit immédiatement prise en charge
[…] par la complicité de la photographe, par sa propre implication subjective [4]».

L’extimité de Nan Goldin est une ode à sa « famille » d’amis qu’elle « peut […] suivre de la boîte de nuit à leurs chambres d’hôtel, d’hôpital ou mortuaires [5]». Elle les fige dans le temps, elle veut nous faire partager ses moments d’intimité, pour ne jamais les oublier, même si certains sont parfois douloureux. « Mon journal est ma façon de garder le contrôle de ma vie. Cela me permet d’enregistrer de façon obsessionnelle tous les détails. Cela me donne le pouvoir de me souvenir [6]» résume-t-elle. 

À l’instar de Mekas, l’extimité de l’artiste est ici une extimité partagée,

à force de les [les amis photographiés] retrouver, ils nous deviennent même familiers. Le désir, la compassion, la tristesse, les sentiments qui les traversent, les événements qu’ils vivent se reflètent dans notre propre vie. Leur intimité croise et interroge la nôtre par rejet, curiosité, identification, glissement ou plus simplement en éveillant des souvenirs.[7]

À l’heure actuelle, Nan Goldin continue de nous livrer son journal intime photographié et on la retrouve toujours dans des rétrospectives, des livres ou des nouvelles expositions de ses photos, « projetées en diaporamas et accompagnées de chansons [qui] racontent des tranches de vies [8]». Et même si elle n’a ni site, ni page Facebook, et « n’existe » pour ainsi dire pas sur Internet, le versant autobiographique de son œuvre a pourtant pris, au fil des années, un nouveau tournant : c’est la rencontre avec Scott Campbell, grand tatoueur américain, qui lui a donné l’envie « d’écrire [son] autobiographie sur [son] corps  ». La peau comme ultime surface du récit de sa vie.

Photographie du tatouage de Nan Goldin réalisé par Scott Campbell.
« I’m sorry » parce que c’est quelque chose qu’elle avait tout le temps l’habitude de dire.

[1] « L’album de famille cru et intime de Nan Goldin », Le Monde, 13 Décembre 2003. Propos recueillis par Michel Guerrin.

[2] COSTA Guido, Nan Goldin, Londres, Phaidon, 2001, p. 5.

[3]  A.M. Homes, « The intimate Eye », in La Sphère de l’intime, Saint Herblain, Coéditions Le Printemps de Cahors, 1998, p. 47.

[4]  BAQUÉ Dominique, Mauvais genre(s) : érotisme, pornographie, art contemporain, Paris, Éd. du Regard, 2002, p. 29 et ss.

[5] TATOT Claude-Hubert, op. cit., p. 76.

[6] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 34.

[7] TATOT Claude-Hubert, ibid.

[8] Ibid.