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3.1.2 Le body art & l’art du tatouage

Nous avons vu comment Marina Abramović se servait de son corps pour créer des performances, l’une des manifestations les plus développées de l’art corporel (body art).

[Le] body art historique, que ce soit l' »actionnisme » viennois ou le travail de Michel Journiac ou Gina Pane en France, il avait à son époque un sens extrêmement précis : essayer de faire sauter les tabous sur la sexualité, la nudité, à un moment où le corps était à la fois tube de couleur et lieu de la couleur.[1]

Et curieusement, à l’ère de l’extimité numérique où tous ces tabous ont sauté, l’art corporel continue de connaître un essor particulièrement important. Doit-on y voir une résistance de l’humain face aux nouvelles technologies ? Une résistance face à l’immatérialité de ce qui constitue nos vies et/ou notre réseau social aujourd’hui ?

L’individualisme contemporain développe une hypertrophie du « moi ». L’autoportrait et ses variantes reviennent donc au centre des préoccupations de l’art actuel. Désormais, le corps laisse son empreinte, il s’expose. […] Avec le body art […], le propre corps de l’artiste devient l’outil de son travail. Il le met en scène dans des performances ou il en fait le support d’intervention qui le transforme : scarifications, blessures, opérations chirurgicales.[2]

Après ORLAN, c’est l’artiste Mona Hatoum qui utilisera des machines médicales pour créer une œuvre : l’installation Corps étranger consiste en une vidéoprojection de la vidéo que l’artiste a réalisée à l’occasion d’une endoscopie. « La frontière de l’enveloppe du visible est ainsi franchie ; l’identité du corps se perd dans le commun des organes. Là, tout le monde peut ressembler à tout le monde alors que nous sommes au plus profond, au plus intime du corps vivant : illusion d’un intérieur qui serait l’espace de l’intime. [3]»

L’une des modifications les plus fréquentes de son apparence physique est l’art du tatouage. Si le body art est une écriture dans le corps, le tatouage est, quant à lui, une écriture sur le corps. Il est important de souligner que depuis une vingtaine d’années, il est sorti de son salon un peu glauque, pas toujours propre, pour devenir une activité représentée par un syndicat[4] et rigoureusement contrôlée. Ce regain d’intérêt a permis l’émergence d’ « artistes tatoueurs » au détriment des simples « tatoueurs ». Le tatouage est devenu tellement populaire qu’il est sorti des traditionnelles conventions de tatouage, réservées aux profanes, pour venir s’exposer au Musée du Quai Branly[5] et toucher la sensibilité des novices.

Bien qu’étant une pratique ancestrale, le tatouage reste longtemps connoté de façon négative :  

Le tatouage est une marque infamante, un outil de contrôle des corps. Il est la trace de l’esclavage dans la Rome antique, celle imposée aux esclaves fugitifs et aux prostituées par le Code noir de Colbert et, plus récemment, celle des Juifs exterminés dans les camps de concentration. Il pointe l’individu jugé inacceptable. […] C’est à partir du XIXème siècle que le tatouage commence à prendre une dimension plus artistique. Au Japon, en Europe ou en Amérique, les tatoueurs voyagent, échangent sur leurs modes opératoires, leurs techniques et leurs arts respectifs. Le tatouage devient multiculturel, protéiforme. […] Le tatouage est, jusque dans les années 1980, un art underground, associé à des milieux particuliers, notamment musicaux, tels le rock, le rap ou le punk. La starification du système, les idoles de la pop culture bariolées de tatouages, en les exposant, ont contribué à populariser ce qui n’était alors qu’un épiphénomène.[6]

Qui y a-t-il en effet de plus extime que de se faire tatouer ? Nous ne parlons évidemment pas ici des tatouages « décoratifs », le genre de tatouage que l’on se ferait après une soirée arrosée, comme une blague. Il est ici question de la rencontre entre deux sensibilités, celle de l’artiste et celle du support, en vue d’un projet commun. Les idées de l’un s’expriment dans le style de l’autre. Le corps devient une toile sur laquelle se raconte l’histoire du tatoué.

Alors que le print meurt, le tatouage étend paradoxalement son emprise sur le monde. Dans une aire dominée par le virtuel, ou les solidarités collectives s’effondrent, le corps est la dernière surface pérenne d’une jeunesse à qui l’ont promet un avenir incertain. L’extension du domaine du tatouage, loin d’affirmer une prétendue identité intime introuvable, est le marqueur qui fige le temps d’une époque fuyante et insaisissable. Le totem du théâtre de l’identité sociale, la seule réelle pour le philosophe Clément Rosset. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de mystère, juste des jeux, que le tatouage a tant changé, politique ou narcissique, jusqu’à sortir de sa propre sacralité pour s’assumer dadaïste ou décalé.[7]

Notre définition des hypomnémata comme supports artificiels de la mémoire s’applique ici on ne peut mieux à la peau, comme nouveau support de la mémoire et des souvenirs.


[1] ORLAN, op. cit.

[2] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 93.

[3] PARFAIT Françoise, « De quelques intimités vidéographiques… », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 44.

[4] Le Syndicat National des Artistes Tatoueurs, dont le président est la figure de proue du tatouage français, Tin-Tin.

[5] « Tatoueurs, tatoués », au Musée du Quai Branly, du mardi 6 mai 2014 au dimanche 18 octobre 2015

[6] « Tatouage, l’art dans la peau » sur le site de France Culture [en ligne]. Disponible sur <http://www.franceculture.fr/2014-05-08-tatouage-l-art-dans-la-peau> (consulté le 7 juin 2014).

[7] LAFFETER Anne, « tattoo pour être heureux », dans Les Inrockuptibles, N° 960 du 23 au 29 avril 2014, p. 40.