Le XIXème siècle, siècle des Romantiques, va donner aux artistes toutes les raisons de se raconter, sous de nombreuses formes : autobiographies, autoportraits, journaux d’écrivains, correspondances… Les écritures diaristes connaissent une formidable expansion et traitent de la vie intime, la lettre « se privatise » et « s’intimise ». « Les lettres, c’est le vrai suc de la pensée intime » dira Barbey d’Aurevilly. Baudelaire parlait même d’« héroïsation de la vie quotidienne ». « L’intime devient un pan nouveau de la littérature tout en étant une non-littérature, une autre littérature, plus vraie, plus sensible que l’autre, l’institutionnelle [1]». Avoir envie d’écrire un journal ou une lettre, c’est avoir besoin de se raconter, de parler de soi et de son histoire, mais c’est aussi le besoin de communiquer avec un autre, un autre soi, un alter ego, et cette communication exige au préalable un repli « dans un temps à soi [2]», le temps de la méditation et de la contemplation cher aux Romantiques.
« Formaliser le présent, s’inventer à travers son œuvre, tel est l’axe autour duquel se forme l’idéologie moderne [3]». Stendhal, qui était également un formidable critique d’art, est un excellent exemple d’écrivain extime : outre le Journal intime qu’il rédigeait tous les jours, il a écrit deux ouvrages autobiographiques, restés inachevés et publiés de façon posthume, la Vie de Henri Brulard (écrite en 1835-1836 et publiée en 1890) et Souvenirs d’égotisme (écrits en 1832 et publié en 1892) – notons ici que ce concept d’ « égostisme » est une invention de Stendhal « pour désigner l’étude analytique faite par un écrivain, de sa propre individualité [4]».
Ces écrits intimes, qu’on ne peut qualifier de véritables confessions, nous révèlent toutefois la vérité du tempérament de leur auteur, son « côté espagnol [5]» : qui aime la fête, la joie, l’amour et la gloire et dont la seule aspiration est le bonheur. Pourtant l’âme romantique est constamment ballotée entre des élans d’enthousiasme et des états de dépression inquiète, élément moteur à ce mal du siècle, que Madame de Staël expliquait par « ce sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée [de l’homme]»[6].
En se racontant de la sorte, ce que Stendhal veut faire, c’est s’analyser froidement, comme Rousseau, sans complaisance aucune, sans céder à la tentation d’enjoliver ses souvenirs.
Le soir en rentrant assez ennuyé de ma soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total, heureux ou malheureux […][7].
« Il existe une corrélation entre le développement de la littérature autobiographique et la montée d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, de la même manière que le genre littéraire des mémoires a été intimement lié à l’évolution du système féodal. À travers la littérature autobiographique se manifestent la conception de la personne et l’individualisme propre à nos sociétés [8]». L’écrivain, en révélant son intimité ou en la déguisant sous les traits d’un personnage, admet qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, un homme désireux de marquer son passage sur terre. Mais pour se différencier du commun des mortels – nous pourrions dire de ses confrères intellectuels -, l’écrivain/artiste assume l’attitude de ceux que l’on appellera « dandy » : « Inventeur d’un cérémonial de l’infime, il donne une signification esthétique au moindre de ses mouvements, au plus anodin des propos [9]». « Le dandy cherche lui-aussi à soutenir le regard de Dieu, brandissant le dérisoire du paraitre à la face de l’insuffisance d’être, produisant de la forme au-dessus de l’abime moral, se jouant de la maudite condition humaine [10]». Pour la première fois, une œuvre artistique, littéraire en l’occurrence, se trouve personnifiée, habitée : c’est à cette époque que l’on commencera à parler de « démarche artistique », l’artiste et l’œuvre ne faisant plus qu’un.
[1] DIAZ Brigitte et José, « Le siècle de l’intime », dans COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise (dir.), op. cit., p. 142.
[2] Ibid., p. 122.
[3] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 51.
[4] Définition du Larousse
[5] STENDHAL, Vie de Henry Brulard, Paris, Éd. Martineau, Le Divan, 1949, p. 145.
[6] DE STAËL Madame, De la Littérature, Paris, Firmin Didot frères, 1836, p. 254
[7] STENDHAL, Vie de Henry Brulard. Paris, Gallimard, 1973, p. 30.
[8] LEJEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 339-340.
[9] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 48.
[10] Ibid., p. 47.