L’une des principales différences entre l’art moderne et l’art contemporain est l’émergence des nouvelles technologies qui a fait basculer le monde dans une ère de l’immédiateté, du tout, tout de suite, faisant écho à « l’instantanéisme » dicté par Picabia. Internet a révolutionné les échanges en devenant la plus grande plateforme de diffusion au monde. « Un des mots qui expriment aujourd’hui cet état des choses, c’est global. La notion de Global village, du village planétaire, venue de la théorie de la communication, Internet l’a matérialisée [1]». À la fin du XXème siècle, quand on s’intéressait à un artiste, on devait chercher les informations, aller voir sur son site, s’il en avait un, s’inscrire à la newsletter… De même, pour rentrer en contact avec lui, il fallait s’adresser à son agent, son manager, envoyer des lettres manuscrites tant les mails n’étaient pas encore répandus. Aujourd’hui, chaque artiste est présent sur Facebook et il suffit d’aimer sa « page » pour connaître ses toutes dernières actualités. Et chaque jour, les membres passent des heures à lire leur fil d’actualités, où les messages des artistes qu’ils « aiment » côtoient ceux de leurs amis. L’artiste rentre dans la vie privée de ses fans sans qu’ils s’en rendent compte, quotidiennement. La frontière entre l’art et la vie a allégrement été franchie à partir du moment où l’artiste s’est inscrit sur un réseau social : il n’y a plus aucune barrière entre l’artiste et ses « fans ». Cela a même incité certains artistes à créer des œuvres avec leur communauté de « followers », que ce soit la pochette d’un disque, une performance sous forme de flashmob, des remixes d’œuvres musicales, des jeux en réalité alternée… L’utilisation de ces nouvelles technologies a rapidement été intégrée au quotidien (si rapidement que les enfants nés à cette époque ont été appelés les « natifs numériques ») et a amené à une redéfinition des rapports humains :
De nouveaux équilibres entre public et privé sont sans doute en cours de formation. De même que les fenêtres sans rideau de Hollande ne portent pas atteinte à l’intimité de la vie privée, les usagers des nouvelles technologies apprennent à reconstruire une frontière, certes transparente, entre le public et le privé […] en ne prêtant aucune attention à ceux qui parlent au téléphone dans la rue. Ainsi, le langage peut rester privé et donc libre même en public.[2]
Ce qu’Internet a également permis, c’est de pouvoir se passer d’un intermédiaire dans son extimité. Avec les webcams, les appareils photos numériques, l’apparition et l’explosion des smartphones et à l’ère de la caméra GoPro (dont les ventes ont doublé chaque année depuis la première version en 2004, atteignant plus de deux millions de vente en 2012), tout le monde est libre de retourner la caméra sur soi et jouer le jeu de l’extimité. Pascale Cassagnau, docteure en histoire de l’art et critique d’art, a mis l’accent sur la création multimédia lors d’une conférence à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs et de l’Université Paris 8 :
Il suffit de « surfer » sur le site internet YouTube pour découvrir une multitude de vidéos amateurs montrant diverses mini-performances (l’art de faire tourner son stylo dans ses doigts, de se casser un néon sur le dos ou encore de reproduire les derniers mouvements d’une danse obscure…). Ces vidéos sont issues d’un univers lié à l’ennui, elles ont pour but de divertir, de montrer que chacun de nous possède un petit talent, de pointer un détail insolite et de partager des expériences personnelles même les plus futiles. […] You Tube devient alors une base de données pour les artistes. Sorte de bibliothèque informatique, il y a une véritable esthétique amateur qui se dégage. Mais en même temps, et comme le souligne Pascale Cassagnau, se postent sur ce site internet une quantité non négligeable de vidéos-témoignages. En effet, depuis le 11 septembre 2001 et l’attentat du World Trade Center, s’est développé un comportement: filmer les catastrophes que l’on vit ou voit, les événements, les attentats, etc. Ainsi, une actualité alternative se met en place. Ces vidéos détiennent une fonction plus ancrée dans la vérité, alors qu’au même moment sur les télévisions (et surtout aux Etats-Unis) les événements sont déformés, manipulés, il existe même, en anglais, un terme pour qualifier ces informations faussées, on dit qu’elles sont « redacted ». […] Le traitement de l’image, très proche de ce que l’on peut voir sur internet, permet de confronter le spectateur, de façon plus radicale, à la réalité. Le registre de l’image utilisée ne produit pas vraiment de mise à distance.[3]
Mettre l’art à la portée de tous revient certes à démystifier l’œuvre d’art et à démocratiser la pratique artistique mais cette démocratisation de l’œuvre d’art pourrait aussi engendrer un art du « n’importe quoi » : tout sera art, rien ne sera art. L’art deviendra, comme le disait Yves Michaux, « à l’état gazeux ».
Tant de beauté et, avec elle, un tel triomphe de l’esthétique se cultivent, se diffusent, se consomment et se célèbrent dans un monde vide d’œuvres d’art, si l’on entend par là ces objets précieux et rares, qui naguère étaient investis d’une aura, d’une auréole, de la qualité magique d’être des foyers de production d’expériences esthétiques uniques, élevées et raffinées. C’est comme si, plus il y a de beauté, moins il y a d’œuvres d’art, ou encore comme si, moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et recouvrant toutes choses comme d’une buée. L’art s’est volatilisé en éther esthétique, si l’on se rappelle que l’éther fut conçu par les physiciens et les philosophes après Newton comme ce milieu subtil qui imprègne tous les corps.[4]
Pour paraphraser Michaux, nous pourrions dire que l’extime a lui aussi imprégné tous les corps. Mais la palette des couleurs qu’il utilise peut aller du plus clair au plus sombre. Pour certains artistes, l’extimité a permis de modifier la tonalité de leur vie et de sur-vivre.
[1] WAJCMAN Gérard, « L’œil universel et le monde sans limite », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 112.
[2] JEULAND Emmanuel, « Réflexions juridiques sur l’image, le public et le privé », dans CHIRON Éliane et LELIÈVRE Anaïs (dir.), L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain, Paris, Sorbonne, 2012, p. 28-29.
[3] ESTOURNET Fanny, « Quand l’art contemporain fait geek ! » [en ligne]. Disponible sur <http://www.arpla.fr/odnm/?p=214> (consulté le 16 septembre 2013).
[4] MICHAUX Yves, L’Art à l’état gazeux, Paris, Éditions Stock, 2003, p. 9.