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2.3.1 Sophie Calle

« Je ne parle que des choses qui ne marchent pas. […] Les événements heureux, je les vis, les malheureux, je les exploite. D’abord par intérêt artistique, mais aussi pour les transformer, en faire quelque chose, en profiter, – se venger de la situation [1]». Difficile de ne pas évoquer Sophie Calle tant sa démarche tient du « journal extime » : de son propre aveu[2], elle est devenue artiste uniquement pour attirer l’attention de son père, conservateur de musée à Nîmes et collectionneur spécialisé dans les œuvres qui associent textes et photos. Tous les jeux, littéraires ou enfantins, d’où naissent les œuvres de Sophie Calle, apparaissent alors comme des rituels pour conjurer ses deux angoisses jamais calmées : perdre quelqu’un et n’être pas aimée. Sophie Calle fait de sa vie un work in progress, une performance quotidienne.

Jean-Max Colard, dans le numéro spécial des Inrockuptibles sorti en novembre 2003 pour l’exposition « M’as-tu vue ? » au Centre Pompidou, nous propose un abécédaire très pertinent de l’œuvre de Sophie Calle, dont voici quelques extraits :

Absence

Plus qu’un simple thème, l’absence est chez Sophie Calle l’objet d’une angoisse obsédante. Peur de la mort, de la perte, de l’abandon, tableaux disparus des musées, absence d’un corps dans un lit vide, disparition des amis […]. Les rituels, les traces, les photos, les vitrines s’organisent autour de ce syndrome : l’œuvre entière de Sophie Calle peut se lire comme une tentative de conjuration de l’absence.

Autobiographie

Même si elle parle souvent des autres, et surtout si on s’y retrouve tous, l’autobiographie reste le régime général des histoires de Sophie Calle. Un immense « rapport sur moi », usage documentaire de la photographie à l’appui, qui ne s’écrit pas dans l’ordre chronologique des faits, mais procède plutôt par fragments.

Lit

L’un des grands petits lieux de la géographie intime/ « extime » de Sophie Calle : lits de l’hôtel C. à Venise, lits vides et défaits, lits des Dormeurs qu’elle invite chez elle pendant 24 heures, lit personnel mais qu’elle envoie à un Californien déprimé qui veut y consoler son chagrin amoureux. Lieu de l’intime, d’une sexualité toujours traitée avec pudeur, lieu de l’absence, lieu du désir – lieu de passage.

Rituel

Processus structurel de son œuvre, de sa vie et de ses états d’âme. Depuis l’enfance et pendant longtemps encore, Sophie Calle élabore des règles du jeu et convoque toutes sortes de rituels : pour conjurer l’absence, les peurs, le temps qui passe, comme pour contrôler aussi le cours aléatoire de la vie, elle met sous vitrine ses cadeaux d’anniversaire, cherche des solutions pour le nouvel an, se livre à des contraintes alimentaires (une couleur par repas)… C’est par le rituel que la performance et l’action s’introduisent dans l’œuvre de Sophie Calle.[3]

L’une des œuvres les plus extimes dans la production de Sophie Calle est indéniablement Les Dormeurs de 1979. Il s’agit d’une performance au cours de laquelle vingt-huit individus, connus et inconnus, acceptèrent de se succéder dans le lit de Sophie Calle.

Les Dormeurs dresse […] le journal intime des autres, fait au passage leur portrait, photographique et textuel, pénètre le secret de leurs nuits, les montre en plein sommeil, raconte leurs rêves, leurs manies, leurs insomnies. […] “Journal extime” parce qu’avant d’être un livre, Les Dormeurs, action réalisée en 1979, et premier travail de Sophie Calle, fut longtemps une œuvre d’exposition, d’exhibition, montrée dans les galeries et musées : au mur, des photos noir et blanc longilignes, couchées à l’italienne, ponctuées de textes légers, et devant les photos, un texte plus long, un texte à lire, posé sur une table comme un livre. Publié chez Actes Sud sous la forme d’un coffret de deux livres, Les Dormeurs reprennent d’ailleurs le dispositif de l’exposition : d’un côté les photos tout en longueur, ponctuées de notes manuscrites, de l’autre le texte intégral de la performance.[4]

Sophie Calle nous présente Gloria,
l’un des nombreux Dormeurs de l’œuvre éponyme.

Dans l’une de ses créations de 2007, Prenez soin de vous, dont le point de départ est un e-mail de rupture[5]  qui se terminait par ces mots, elle invite 107 femmes plus ou moins connues à le lire à haute voix et à en faire un commentaire « professionnel ». En dévoilant cette déchirure, en écoutant 107 fois ce mail de rupture lu par des personnes différentes, les mots finissent par ne plus rien dire. Le lecteur devient acteur de la résilience de Sophie Calle.

Son œuvre est une sorte de jeu sans fin dont elle fixe les règles et qui prend racine dans la sphère de l’intime. Le secret, le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont les moteurs de cette démarche. L’artiste aime contrôler et perdre le contrôle. L’obéissance à un rituel correspond à un double fonctionnement : une manière de se fixer des règles contraignantes et donc de s’imposer des limites, et en même temps de se laisser porter sans infléchir le hasard.[6]

Sophie Calle cherchait sans cesse la reconnaissance de sa mère. Et à la mort de cette dernière en 2006, l’artiste s’est prêtée à un jeu jusque-là inconnu : le dévoilement de l’intimité de sa mère dans une œuvre intitulée Rachel, Monique. Deux versions furent créées : la première au Palais de Tokyo en 2010, la seconde pendant le festival d’Avignon en 2012. En 2010, Sophie Calle a disséminé dans les moindres recoins de la friche du Palais de Tokyo devenu crypte « des vidéos, des photos, des objets et des textes, dont les dates de réalisation s’échelonnent entre 1990 et 2010. Plus qu’un dernier hommage, il s’agit d’une narration où la fille tente de surmonter la nouvelle de la maladie, puis la mort et l’absence de la mère.[7]». Puis en 2012, au Cloître des Célestins, à Avignon, on pouvait voir ou entendre (les deux n’étant pas possible grâce à une judicieuse mise en scène) Sophie Calle lire le journal intime de sa mère.

À part les pages publiées dans son livre aux éditions Xavier Barral et choisies par une amie, l’artiste assure qu’elle ne l’a pas lu avant  et qu’elle le découvre en même temps que le public. Elle le fait sans prévenir, et elle lit autant qu’elle veut. Avec une seule contrainte : finir le journal (16 cahiers) avant la fin de l’exposition.[8]

En 2012, Sophie Calle lit le journal intime de sa mère, au Cloître des Célestins, à Avignon.

[1] CALLE Sophie, M’as-tu vue ? Exposition Paris, Centre Pompidou, 19 nov. 2003-15 mars 2004, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 81.

[2] Ibid. p. 79.

[3] COLARD Jean-Max, « abécédaire », in Les Inrockuptibles, 2004, N°416, p. 32.

[4] COLARD Jean-Max, « Les dormeurs ». Disponible sur <http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/les-dormeurs/> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)

[5] cf. Annexe 2

[6] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 76.

[7] FEDELI Elisa pour Paris-Art.com, [en ligne]. Disponible sur < http://www.paris-art.com/galerie-photo/Rachel,%20Monique/Rachel,%20Monique/7212.html>  (consulté le 16 septembre 2013)

[8] GUILLOT Claire, « Sophie Calle et sa mère, toute une histoire » in Le Monde [en ligne]. Disponible sur <http://expo-photo.blog.lemonde.fr/2012/07/07/sophie-calle-et-sa-mere-toute-une-histoire/> (consulté le 16 septembre 2013)