Skip to content

2.3.3 ORLAN

ORLAN, pseudonyme de Mireille Suzanne Francette Porte, que l’artiste a choisi d’écrire en majuscules, explique que « Tout [s]on travail, depuis 1964, que ce soit par la peinture, la sculpture ou des installations, porte sur le statut du corps dans la société et sur les pressions sociales qui s’exercent sur le corps, notamment celui des femmes [1]».

Première artiste à utiliser la chirurgie esthétique à des fins créatives, elle a inventé l’« Art Charnel », qu’elle a pratiqué de 1990 à 1993, et dont elle a explicité les principes dans un manifeste :

MANIFESTE DE L’ART CHARNEL[2]
par ORLAN

DÉFINITION
L’Art Charnel est un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s’inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un “ready-made modifié” car il n’est plus ce ready-made idéal qu’il suffit de signer.

DISTINCTION
Contrairement au “Body Art” dont il se distingue, l’Art Charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme Rédemption. L’Art Charnel ne s’intéresse pas au résultat plastique final, mais à l’opération-chirurgicale-performance et au corps modifié, devenu lieu de débat public.[…]
L’Art Charnel transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe ; seule la voix d’ORLAN restera inchangée, l’artiste travaille sur la représentation.
L’Art Charnel juge anachronique et ridicule le fameux “tu accoucheras dans la douleur”, comme Artaud il veut en finir avec le jugement de Dieu ; désormais nous avons la péridurale et de multiples anesthésiants ainsi que les analgésiques, vive la morphine !
À bas la douleur !…

PERCEPTION
Désormais je peux voir mon propre corps ouvert sans en souffrir !…Je peux me voir jusqu’au fond des entrailles, nouveau stade du miroir. “Je peux voir le cœur de mon amant et son dessin splendide n’a rien à voir avec les mièvreries symboliques habituellement dessinées pour le représenter”. […]

LIBERTÉ
L’Art Charnel affirme la liberté individuelle de l’artiste et en ce sens il lutte aussi contre les apriorismes, les diktats ; c’est pourquoi il s’inscrit dans le social, dans les médias (où il fait scandale parce qu’il bouscule les idées reçues) et ira jusqu’au judiciaire.

MISE AU POINT
L’Art Charnel n’est pas contre la chirurgie esthétique, mais contre les standards qu’elle véhicule et qui s’inscrivent particulièrement dans les chairs féminines, mais aussi masculines. L’Art Charnel est féministe, c’est nécessaire. […]

STYLE
L’Art Charnel aime le baroque, la parodie, le grotesque et les styles laissés-pour-compte, car l’Art Charnel s’oppose aux pressions sociales qui s’exercent tant sur le corps humain que sur le corps des œuvres d’art.

L’Art Charnel est anti-formaliste et anticonformiste (on s’en doutait)

Quel manifeste incroyable eu égard à l’extimité ! C’est presque comme s’il rassemblait toutes les extimités des artistes que nous avons évoqués. L’art est ici total, viscéral, vécu, personnifié, dicté, mis en scène, voilé, dévoilé.

J’ai fait toutes ces opérations non pour le résultat physique final, mais comme des processus de production d’œuvres d’art. J’ai complètement mis en scène chaque intervention, en tant qu’artiste plasticienne arrivant dans une esthétique de bloc opératoire très froide et refroidissante. Chaque opération a été construite autour d’un texte, soit psychanalytique, soit philosophique, soit littéraire, que je lisais le plus possible durant l’opération et en fonction duquel j’avais décoré la salle. Le bloc opératoire était en même temps mon atelier d’artiste, d’où fabriquer des photos, de la vidéo, du film, des objets, des dessins faits avec mes doigts et mon sang, des reliquaires avec ma chair, etc.[3]

L’artiste use de tous les supports de création possibles, des plus traditionnels (peinture, sculpture, photo…) aux plus extrêmes (chirurgie esthétique, biotechnologies…). Et, à l’instar de ce manifeste, rien n’est gratuit dans cette multiplicité : sa première œuvre connue, ORLAN accouche d’elle-m’aime (Duchamp aurait aimé ce jeu de mots) a été réalisée alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. On y voit ORLAN accoucher de ce qui s’apparente à l’alter-ego qui allait définir le reste de sa vie : un être ni homme ni femme, un être hybride.

En exploitant son corps comme support de signes, elle se proclame souveraine dans la définition du corps et de l’identité. Elle exprime la volonté de reconfigurer l’être humain […]. Elle joue « sur l’identité et l’altérité, donc sur la perspective de se créer soi-même ou de s’autosculpter ». ORLAN déclare qu’il s’agissait pour elle d’initier « un dédoublement, un clonage » de sa personne.[4]

Un peu à la manière de Tracey Emin qui faisait bien la différence entre « intime » et « privé », nous pourrions dire qu’en accouchant d’elle-même, ORLAN accouche de sa propre extimité. La personne civile disparaît pour laisser place à l’artiste. En s’amusant à détourner les codes traditionnels de représentation de la femme, la « femme ORLAN » se désincarne, son corps seul devient œuvre d’art et nous renvoie à notre propre identité.

« ORLAN accouche d’elle-m’aime », alors que l’artiste n’avait que 17 ans.
Elle accouche d’un être hybride, qui deviendra sa marque de fabrique.

[1] ORLAN, « Mon corps est devenu un lieu public de débat », Propos recueillis par Claire Ané, in Le Monde [en ligne]. 22.03.2004. Disponible sur <http://www.lemonde.fr/vous/article/2004/03/22/orlan-artiste-mon-corps-est-devenu-un-lieu-public-de-debat_357850_3238.html> (consulté le 25 février 2014)

[2] Manifeste, sur le site de l’artiste [en ligne]. <http://www.orlan.eu/texts/#manifestefr> (consulté le 3 mai 2014).

[3] ORLAN, op. cit.

[4] ICKOWICZ Judith, « Regards juridiques sur la dialectique du corps et de l’intime à partir de l’œuvre d’ORLAN », in WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 83.