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3.2.1 Les graffitis, une grotte de Lascaux contemporaine

Nous avons vu que l’extimité revêtait beaucoup de supports. L’un des endroits les plus visibles est bien entendu le paysage urbain : la ville est l’endroit le plus simple pour exprimer ses idées, que ce soit dans le cadre de performances, de mise en scène du quotidien ou dans l’expression picturale la plus évidente, le graffiti. L’art urbain (plus communément appelé street art) est apparu dans les années soixante (Jean-Michel Basquiat aimait déjà parcourir les rues de New York et apposer sa signature SAMO), a connu un essor considérable dans les années 1980 et connaît une visibilité grandissante depuis le début du XXIème siècle. L’important pour les graffeurs est de laisser leur trace, leur signature, leur tag, sur tous les murs de la ville.

« André le Géant a une bande de potes,
7 pieds 4 pouces, 520 livres » (1989)

Shepard Fairey est l’un des street artistes les plus populaires aujourd’hui, même si c’est plus généralement sa « marque », OBEY Giant, qui reste en tête. L’aventure d’Obey commence en 1989 quand le jeune Shepard Fairey, étudiant en graphisme, décida de créer un autocollant utilisant une photo usée d’un catcheur français, André Roussimoff – plus connu sous le nom d’André The Giant – en lui apposant le texte « ANDRE THE GIANT HAS A POSSE, 7’4″, 520lb » (André le Géant a une bande de potes, 7 pieds 4 pouces, 520 livres). En 1998, menacé de poursuites par l’entreprise qui détenait les droits de la marque déposée André The Giant(™), Shepard Fairey décide de styliser la figure du catcheur et de changer le texte en un simple mais non moins mystérieux OBEY, en référence au panneau qu’on voit dans le film They live (Invasion Los Angeles) de John Carpenter. Dans ce film, le héros, grâce à des lunettes spéciales, voit « le monde tel qu’il est réellement, à savoir gouverné par des extraterrestres ayant l’apparence d’humains et maintenant ces derniers dans un état apathique au moyen d’une propagande subliminale omniprésente [1]».

La deuxième (et dernière) version de l’autocollant qui fera connaître Shepard Fairey (1998)

Cet autocollant, il le colla partout. Et plus le temps passait, plus le format de l’image grandissait, plus Shepard Fairey montait haut pour qu’il soit bien visible, et ce de façon mondiale.

Pour définir son œuvre, l’artiste a publié un manifeste, disponible sur son site internet[2] :

The OBEY sticker campaign can be explained as an experiment in Phenomenology. Heidegger describes Phenomenology as “the process of letting things manifest themselves.” Phenomenology attempts to enable people to see clearly something that is right before their eyes but obscured; things that are so taken for granted that they are muted by abstract observation.

The FIRST AIM OF PHENOMENOLOGY is to reawaken a sense of wonder about one’s environment. The OBEY sticker attempts to stimulate curiosity and bring people to question both the sticker and their relationship with their surroundings. Because people are not used to seeing advertisements or propaganda for which the product or motive is not obvious, frequent and novel encounters with the sticker provoke thought and possible frustration, nevertheless revitalizing the viewer’s perception and attention to detail. The sticker has no meaning but exists only to cause people to react, to contemplate and search for meaning in the sticker. Because OBEY has no actual meaning, the various reactions and interpretations of those who view it reflect their personality and the nature of their sensibilities.

L’extimité de Shepard Fairey amène donc le regardeur à se poser des questions sur sa propre vie.

Il existe aujourd’hui de plus en plus d’associations d’art urbain, le collectif étant la version contemporaine du groupe de graffeurs qui se promenaient dans les rues à la recherche du meilleur « spot ». Attardons-nous sur la galerie Itinerrance, galerie de street art dans le treizième arrondissement de Paris, dirigée par Mehdi Ben Cheikh, qui a doublement fait parler d’elle ces dernières années. Très récemment, le projet Djerbahood a attiré l’attention des média, à l’instar d’Arte – souvent partenaire de ce genre d’événements – qui a produit, pour l’occasion, la série Bienvenue à Djerbahood,

qui vous embarque en Tunisie, dans le village traditionnel et sublime d’Erriadh sur l’île de Djerba en immersion avec les artistes qui participent au nouveau colossal projet de la galerie Itinerrance : Djerbahood. Après la Tour Paris 13, c’est sur sa terre natale que Mehdi Ben Cheikh se lance, avec toute son équipe, dans un nouveau défi : faire venir 150 artistes de plus de 30 nationalités cet été dans ce village tout en bleu et blanc. Ces artistes vont s’exprimer in situ et investir les murs d’un village qui touche après touche, jour après jour va se métamorphoser. Une aventure qui éveille la curiosité des habitants comme de ses touristes, une expérience inoubliable aussi pour les artistes : Bienvenue à Djerbahood.[3]

 Le projet de faire d’un endroit un véritable musée d’art urbain à ciel ouvert avait déjà été réalisé par la galerie l’année dernière, à la Tour Paris 13, une tour de Paris vouée à la démolition. En attendant l’échéance de la destruction, la galerie a investi la tour, l’occasion était trop belle pour ne pas être saisie : plus de 4 500 m2 de surface au sol et autant de pans de murs et plafonds, 9 étages et des sous-sols, 36 appartements de 4 à 5 pièces, parfois encore meublés.

Un projet mené des mois durant dans la plus grande confidentialité par la Galerie Itinerrance, avec le soutien de la Mairie du 13ème et l’accord du bailleur de l’immeuble, ICF Habitat La Sablière. Un projet qui a mobilisé 108 artistes de Street Art, de 18 nationalités différentes, venus bénévolement des quatre coins du monde, pour investir cette tour avant sa destruction le 8 avril 2014, pour laisser place à de nouveaux logements sociaux. Un projet en cohérence totale avec le mouvement du Street Art, puisqu’à la fin, tout disparaitra dans les gravats.[4]

L’extimité dont il est question ici, c’est celle des artistes urbains à qui l’on offre, une fois n’est pas coutume, un support de création légal. Même si le côté éphémère des peintures urbaines perdure – la Tour restant vouée à la destruction -, c’est en toute liberté que peuvent s’exprimer ces artistes.


[1] Synopsis du film issu de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Invasion_Los_Angeles

[2] Manifeste de Shepard Fairey [en ligne]. Disponible sur <http://www.obeygiant.com/articles/manifesto>. Voir Annexe 3 pour l’intégralité du manifeste. Traduction personnelle : « La campagne d’autocollant OBEY peut être expliquée comme étant une expérimentation en phénoménologie. Heidegger décrit la phénoménologie comme « le fait de laisser les choses se manifester d’elles-mêmes ». La phénoménologie tente d’aider les gens à voir d’une nouvelle manière quelque chose qui est sous leurs yeux depuis longtemps. De nos jours, tout est tellement pris pour acquis que tout est mis sous silence par l’observation abstraite.

Le but premier de la phénoménologie est de réaffirmer un sentiment d’émerveillement sur son environnement, de révéler au sein de l’ordinaire une beauté inattendue. La campagne d’autocollant OBEY tente de stimuler la curiosité et d’amener les gens à se questionner sur la campagne ET leur relation avec leur environnement. Parce que les gens ne sont pas habitués à voir des publicités ou de la propagande pour lesquelles le produit ou le motif ne sont pas évidents, des rencontres fréquentes et originales avec le logo et le concept inciteront à la réflexion, peut-être même à la frustration, ce qui aura pour finalité de pousser le spectateur à réactualiser sa perception et son attention aux détails. L’autocollant n’a d’autre signification que de faire réagir les gens, en les invitant à contempler l’autocollant et en y cherchant un sens. Parce qu’OBEY n’a aucun sens, les réactions et interprétations variées de ceux qui le voient sont le reflet de leur personnalité et de la nature de leur sensibilité. »

[3] Bienvenue à Djerbahood [en ligne]. Disponible sur le site d’Arte Creative <http://creative.arte.tv/fr/djerbahood> (consulté le 10 août 2014)

[4] La Tour Paris 13 [en ligne]. Disponible sur le site de la galerie <http://itinerrance.fr/hors-les-murs/la-tour-paris-13/> (consulté le 20 décembre 2013)