Archives de catégorie : 1.3 L’extime « à l’état gazeux » depuis le Pop Art

1.3.3 Les nouvelles technologies et Internet

L’une des principales différences entre l’art moderne et l’art contemporain est l’émergence des nouvelles technologies qui a fait basculer le monde dans une ère de l’immédiateté, du tout, tout de suite, faisant écho à « l’instantanéisme » dicté par Picabia. Internet a révolutionné les échanges en devenant la plus grande plateforme de diffusion au monde. « Un des mots qui expriment aujourd’hui cet état des choses, c’est global. La notion de Global village, du village planétaire, venue de la théorie de la communication, Internet l’a matérialisée [1]». À la fin du XXème siècle, quand on s’intéressait à un artiste, on devait chercher les informations, aller voir sur son site, s’il en avait un, s’inscrire à la newsletter… De même, pour rentrer en contact avec lui, il fallait s’adresser à son agent, son manager, envoyer des lettres manuscrites tant les mails n’étaient pas encore répandus. Aujourd’hui, chaque artiste est présent sur Facebook et il suffit d’aimer sa « page » pour connaître ses toutes dernières actualités. Et chaque jour, les membres passent des heures à lire leur fil d’actualités, où les messages des artistes qu’ils « aiment » côtoient ceux de leurs amis. L’artiste rentre dans la vie privée de ses fans sans qu’ils s’en rendent compte, quotidiennement. La frontière entre l’art et la vie a allégrement été franchie à partir du moment où l’artiste s’est inscrit sur un réseau social : il n’y a plus aucune barrière entre l’artiste et ses « fans ». Cela a même incité certains artistes à créer des œuvres avec leur communauté de « followers », que ce soit la pochette d’un disque, une performance sous forme de flashmob, des remixes d’œuvres musicales, des jeux en réalité alternée… L’utilisation de ces nouvelles technologies a rapidement été intégrée au quotidien (si rapidement que les enfants nés à cette époque ont été appelés les « natifs numériques ») et a amené à une redéfinition des rapports humains :

De nouveaux équilibres entre public et privé sont sans doute en cours de formation. De même que les fenêtres sans rideau de Hollande ne portent pas atteinte à l’intimité de la vie privée, les usagers des nouvelles technologies apprennent à reconstruire une frontière, certes transparente, entre le public et le privé […] en ne prêtant aucune attention à ceux qui parlent au téléphone dans la rue. Ainsi, le langage peut rester privé et donc libre même en public.[2]

Ce qu’Internet a également permis, c’est de pouvoir se passer d’un intermédiaire dans son extimité. Avec les webcams, les appareils photos numériques, l’apparition et l’explosion des smartphones et à l’ère de la caméra GoPro (dont les ventes ont doublé chaque année depuis la première version en 2004, atteignant plus de deux millions de vente en 2012), tout le monde est libre de retourner la caméra sur soi et jouer le jeu de l’extimité. Pascale Cassagnau, docteure en histoire de l’art et critique d’art, a mis l’accent sur la création multimédia lors d’une conférence à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs et de l’Université Paris 8 :

Il suffit de « surfer » sur le site internet YouTube pour découvrir une multitude de vidéos amateurs montrant diverses mini-performances (l’art de faire tourner son stylo dans ses doigts, de se casser un néon sur le dos ou encore de reproduire les derniers mouvements d’une danse obscure…). Ces vidéos sont issues d’un univers lié à l’ennui, elles ont pour but de divertir, de montrer que chacun de nous possède un petit talent, de pointer un détail insolite et de partager des expériences personnelles même les plus futiles. […] You Tube devient alors une base de données pour les artistes. Sorte de bibliothèque informatique, il y a une véritable esthétique amateur qui se dégage. Mais en même temps, et comme le souligne Pascale Cassagnau, se postent sur ce site internet une quantité non négligeable de vidéos-témoignages. En effet, depuis le 11 septembre 2001 et l’attentat du World Trade Center, s’est développé un comportement: filmer les catastrophes que l’on vit ou voit, les événements, les attentats, etc. Ainsi, une actualité alternative se met en place. Ces vidéos détiennent une fonction plus ancrée dans la vérité, alors qu’au même moment sur les télévisions (et surtout aux Etats-Unis) les événements sont déformés, manipulés, il existe même, en anglais, un terme pour qualifier ces informations faussées, on dit qu’elles sont « redacted ». […] Le traitement de l’image, très proche de ce que l’on peut voir sur internet, permet de confronter le spectateur, de façon plus radicale, à la réalité. Le registre de l’image utilisée ne produit pas vraiment de mise à distance.[3]

Mettre l’art à la portée de tous revient certes à démystifier l’œuvre d’art et à démocratiser la pratique artistique mais cette démocratisation de l’œuvre d’art pourrait aussi engendrer un art du « n’importe quoi » : tout sera art, rien ne sera art.  L’art deviendra, comme le disait Yves Michaux, « à l’état gazeux ».

Tant de beauté et, avec elle, un tel triomphe de l’esthétique se cultivent, se diffusent, se consomment et se célèbrent dans un monde vide d’œuvres d’art, si l’on entend par là ces objets précieux et rares, qui naguère étaient investis d’une aura, d’une auréole, de la qualité magique d’être des foyers de production d’expériences esthétiques uniques, élevées et raffinées. C’est comme si, plus il y a de beauté, moins il y a d’œuvres d’art, ou encore comme si, moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et recouvrant toutes choses comme d’une buée. L’art s’est volatilisé en éther esthétique, si l’on se rappelle que l’éther fut conçu par les physiciens et les philosophes après Newton comme ce milieu subtil qui imprègne tous les corps.[4]

Pour paraphraser Michaux, nous pourrions dire que l’extime a lui aussi imprégné tous les corps. Mais la palette des couleurs qu’il utilise peut aller du plus clair au plus sombre. Pour certains artistes, l’extimité a permis de modifier la tonalité de leur vie et de sur-vivre.


[1] WAJCMAN Gérard, « L’œil universel et le monde sans limite », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 112.
[2] JEULAND Emmanuel, « Réflexions juridiques sur l’image, le public et le privé », dans CHIRON Éliane et LELIÈVRE Anaïs (dir.), L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain, Paris, Sorbonne, 2012, p. 28-29.
[3] ESTOURNET Fanny, « Quand l’art contemporain fait geek ! » [en ligne]. Disponible sur <http://www.arpla.fr/odnm/?p=214> (consulté le 16 septembre 2013).
[4] MICHAUX Yves, L’Art à l’état gazeux, Paris, Éditions Stock, 2003, p. 9.


1.3.2 Extimité & vacuité : les débuts de la téléréalité

C’est avec les débuts de la téléréalité que l’extime a commencé à perdre de son sens. Là où connaître l’intimité de certains auteurs, artistes, personnages publics peut parfois s’avérer utile, découvrir l’intime de personnes lambda, qui n’ont aucune conscience de leur extimité, ne fait plus beaucoup sens, si l’on excepte le côté sociologique de l’expérience.

Passer à la télé, voilà donc la véritable épreuve initiatique. […] Si toute Live Story est désormais une Télé-Loft Story, dont l’importance se mesure au nombre de ses téléspectateurs, alors un être humain ne peut se sentir reconnu en tant qu’être humain qu’en donnant à voir la banalité de sa vie quotidienne transfigurée en une suite infinie d’images télévisuelles.[1]

Lorsque l’on évoque aujourd’hui la téléréalité, on pense immédiatement à Loft Story. Mais bien avant ça, ce furent les reality shows qui permirent à des personnes lambda de gagner en célébrité. La différence entre reality show et reality TV (téléréalité) ?

Le reality show : format d’émission dans laquelle des individus ordinaires vivent réellement des situations extraordinaires. Le succès de ce concept démarre aux États-Unis en 1989 avec COPS. En France, on verra ce type d’émission tout au long des années 1990 : Perdu de vue, Témoin n°1, La Nuit des héros, Les Marches de la gloire, etc. La téléréalité (traduction de reality television) : format d’émission dans laquelle des individus ordinaires vivent artificiellement des situations plus ou moins ordinaires. Le succès de ce concept démarre en Europe en 1999 avec Big Brother. En France, ce sont les émissions des années 2000 : Loft Story, Koh-Lanta, Star Academy, L’Île de la tentation, etc.[2]

En France, la téléréalité est arrivée dans le paysage audiovisuel français en 2001, avec Loft Story. Le lancement était historique, le programme était attendu par le public, qui ne fut pas déçu en découvrant le soir même du début de « l’aventure du Loft » une Loana particulièrement désinhibée, la propulsant bien malgré elle sous les feux de la rampe. Plus de dix ans après, elle fait encore les couvertures des magazines, mais parce qu’elle a tenté de se suicider et qu’elle lutte contre la dépression. Mais l’aventure de la téléréalité remonte bien avant cela : aux États-Unis, c’est en 1971 que débute An American Family où, pour la première fois, on rentre dans la vie d’une famille lambda, les Loud, pour assister au gré des douze épisodes de la première et unique saison, au divorce des parents. Le programme ne connut qu’un succès d’estime, restant considéré comme la première télé réalité, et fut repris dans différents pays (en Angleterre en 1972 et en Australie en 1992). C’est encore aux États-Unis qu’est diffusé The Real World en 1992, toujours diffusé après vingt-neuf saisons.  Et en Europe, c’est aux Pays-Bas en 1999 que commence (le bien nommé) Big Brother. Le problème que pose la téléréalité est que les « quinze minutes de gloire » dont parlait Warhol sont devenues une fin en soi. Et c’est logique : l’attention est portée sur ces nouvelles célébrités, qui se font et se défont sous nos yeux. Ces derniers mois, c’est Nabila qui a fait la une de tous les magazines people. Même mieux, elle a sa propre émission, sur sa vie et sa nouvelle célébrité. Pas étonnant quand on sait que l’un de ses modèles est Kim Kardashian, dont le seul « fait d’arme » est une sextape, produite par sa propre mère, qui en a « commandé » deux autres versions puisque la première n’était pas assez bonne. Exposer sa sexualité comme moyen de créer le « buzz », extimiser le plus intime des actes intimes, drôle de manière pour obtenir la reconnaissance de ses pairs.

Télé-réalité, blogs, et sites perso regorgent d’aveux, de récits et d’images intimes. Ces documents chocs, montrés en lumière crue et sans fard ne sont pas intéressants pour autant. Pour faire œuvre encore faut-il qu’un auteur mette en mots, en images ou en scène et construise une réalité ou un leurre saisissants. Plutôt que de démêler le vrai du faux, le spectateur ne doit-il pas se laisser prendre au piège du simulacre pour être à rebours et par réverbération renvoyé à son for intérieur ?[3]

Il ne suffit pas d’être une star pour être un artiste. On voudrait nous faire croire que la célébrité s’acquière en quelques mois. Mais le schéma est classique et ne cessera de se répéter : ascension, exposition, médiatisation, vacuité de la démarche, surexposition et chute. Rares furent ceux qui s’en relevèrent et réussirent à transformer cette célébrité en quelque chose de tangible. Et d’utile.


[1] LAFARGUE Bernard, dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 91.
[2] Définitions issues de Wikipédia [en ligne]. Disponible sur <http://fr.wikipedia.org/wiki/Téléréalité> (consulté le 28 mai 2014)
[3] TATOT Claude-Hubert, « L’intime mis en œuvre », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 76.


1.3.1 La célébrité, une extimité forcée

C’est donc avec Warhol que la célébrité commença à devenir une fin en soi. C’est à la même époque que les paparazzi ont connu un essor phénoménal et ont considérablement influencé l’extimité moderne. Non contents de traquer au quotidien les moindres faits et gestes d’une célébrité pour obtenir « la » photo, les paparazzi vendaient leurs photos à des tabloïds (la presse people) qui déferlaient dans les kiosques à journaux, de façon internationale et exponentielle depuis les années soixante. Violer l’intimité d’une star est devenu un moyen de gagner sa vie, si tant est qu’on mette sa conscience de côté. «  Le culte de la star transforme la personne humaine en une marchandise de luxe »[1].  La célébrité n’était pourtant pas un phénomène nouveau :

Les spectateurs investissent donc d’autorité la personnalité publique qu’ils ont en face d’eux. Mais en même temps, ils abolissent toutes les limites de son moi. Il est instructif à cet égard de voir comment le public juge l’actrice Rachel (1821-1858), puis l’actrice Sarah Bernhardt, qui commence sa carrière quatre ans après la mort de Rachel. Rachel est une merveilleuse actrice, et surtout une remarquable tragédienne. Elle est reconnue comme telle. Le public connait sa vie privée, et la trouve peu édifiante (elle était entretenue par le Dr Veron).Toutefois, il prend soin de distinguer l’actrice de la femme. Une génération plus tard, des actrices comme Sarah Bernhardt et Eleonora Duse n’ont plus aucune vie privée aux yeux du public. Les spectateurs veulent tout savoir des acteurs et des actrices. « La réalisation véritable de Sarah, écrit un critique, c’était elle : sa mise en scène personnelle ».[2]

Mais avec Warhol, on assiste à une métamorphose de nombreux artistes, écrivains, chanteurs, acteurs en « stars » internationales. Le « star system » commençait à mettre tous les artistes sur le même plan. Avant, le statut iconique de la « star » faisait qu’on la regardait de loin et qu’on la respectait. Mais en nous abreuvant quotidiennement de photos plus intimes les unes que les autres, les paparazzi ont démoli la frontière entre spectateur et artiste. Et ce qui devait arriver arriva : tout le monde voulut devenir une star et connaître son « quart d’heure de gloire ». Ce dangereux statut de la célébrité a donc amené les artistes à se protéger en se mettant en scène, pour qu’on respecte leur vie privée et leur intimité. Si la star est exemplaire et joue franc jeu avec les photographes, tout se passe généralement bien. À partir du moment où elle fait le moindre faux-pas, elle est shootée, imprimée, vendue, dévoilée, parfois conspuée. Le phénomène ne date pas d’hier et n’épargne personne : la liaison que John Fitzgerald Kennedy entretenait avec Marilyn Monroe a fait couler beaucoup d’encre et fait désormais partie de l’histoire. Mais dans une société où « [n]ous jugeons de l’authenticité ou la crédibilité d’un politicien d’après sa personnalité et non d’après le programme qu’il défend [3]», il n’est pas rare de constater certains débordements, certains « mauvais joueurs » des deux côtés de l’appareil photo.

Marlon Brando et le paparazzo Ron Galella.
Si le photographe porte un casque, c’est parce que Brando lui avait mis son poing
dans la figure quelques jours auparavant, à cause de photos jugées trop intimes.
Ou quand l’intime devient extimité forcée.

Certains paparazzi n’hésitent pas à dépasser les limites, au sens propre comme au figuré,  allant parfois même jusqu’à provoquer la mort de la célébrité. Mais certaines stars n’hésitent pas non plus à organiser elles-mêmes leur paparazzade, un peu pour se faire de la publicité, beaucoup pour renflouer les caisses, passionnément pour faire l’actualité et rester sous les feux de la rampe. Parce que, de la même manière que c’est « le spectateur qui fait le tableau », nous pourrions dire que c’est « le spectateur qui fait la star » : la célébrité est un jeu qui se joue à trois, la star, l’intermédiaire (journaliste, paparazzo, critique…) et le spectateur. Il est intéressant de noter que la photo de paparazzi a elle aussi connu son « quart d’heure de gloire », avec l’exposition qui lui a été consacrée au Centre Pompidou – Metz, Paparazzi ! Photographes, stars et artistes :

Parcourant un demi-siècle de photographies de stars, l’exposition se penche sur le métier de chasseur d’images, en abordant les rapports tout aussi complexes que passionnants qui s’établissent entre le photographe et la célébrité, jusqu’à révéler l’influence du « phénomène paparazzi » […][4].

Longtemps conspués, les paparazzi sortirent de l’ombre pour devenir des artistes : la paparazzade est devenue un art, avec ses codes, et ses figures de proue. Dans cette protection nécessaire à l’intimité, le simple fait d’assumer une relation de couple tient d’une extimité engagée. Certains artistes ne travaillent qu’en couple : les Anglais Gilbert et George, les Français Pierre et Gilles, les Américains Bob Flanagan et Sheree Rose. Puis pour d’autres, le « couple fait art » : après douze ans de vie commune et la réalisation de nombreux Relation works (soixante-huit performances au total), Marina Abramović et Ulay se sont séparés lors de la performance The Great Wall Walk.

Marina Abramović, de dos, retrouve Ulay, après une marche de trois mois – chacun des artistes étant parti d’une extrémité de la Muraille, longue de 6700 kilomètres – pour leur ultime adieu le 27 juin 1988.

Marina Abramović, de dos, retrouve Ulay, après une marche de trois mois – chacun des artistes étant parti d’une extrémité de la Muraille, longue de 6700 kilomètres – pour leur ultime adieu le 27 juin 1988. Puis, le journal extime pouvant revêtir la forme soit de l’autobiographie, soit de l’autofiction, d’autres jouent avec le voilement/dévoilement de leur couple, en brouillant les pistes. On pense à Sophie Calle et Greg Shepard dans No sex last night, à Jeff Koons et la Cicciolina, à Nan Goldin et aux photos de ses nombreux (nombreuses) partenaires, à Yoko Ono et John Lennon, à Matthew Barney et Björk qui s’influencent l’un l’autre…


[1] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., 91.

[2] SENNETT Richard, op. cit., p. 163.

[3] Ibid., p. 13.

[4]  Sur le site du Centre Pompidou-Metz : http://www.centrepompidou-metz.fr/paparazzi-photographes-stars-et-artistes