Archives de catégorie : 1. Historique de l’extime

1.3.3 Les nouvelles technologies et Internet

L’une des principales différences entre l’art moderne et l’art contemporain est l’émergence des nouvelles technologies qui a fait basculer le monde dans une ère de l’immédiateté, du tout, tout de suite, faisant écho à « l’instantanéisme » dicté par Picabia. Internet a révolutionné les échanges en devenant la plus grande plateforme de diffusion au monde. « Un des mots qui expriment aujourd’hui cet état des choses, c’est global. La notion de Global village, du village planétaire, venue de la théorie de la communication, Internet l’a matérialisée [1]». À la fin du XXème siècle, quand on s’intéressait à un artiste, on devait chercher les informations, aller voir sur son site, s’il en avait un, s’inscrire à la newsletter… De même, pour rentrer en contact avec lui, il fallait s’adresser à son agent, son manager, envoyer des lettres manuscrites tant les mails n’étaient pas encore répandus. Aujourd’hui, chaque artiste est présent sur Facebook et il suffit d’aimer sa « page » pour connaître ses toutes dernières actualités. Et chaque jour, les membres passent des heures à lire leur fil d’actualités, où les messages des artistes qu’ils « aiment » côtoient ceux de leurs amis. L’artiste rentre dans la vie privée de ses fans sans qu’ils s’en rendent compte, quotidiennement. La frontière entre l’art et la vie a allégrement été franchie à partir du moment où l’artiste s’est inscrit sur un réseau social : il n’y a plus aucune barrière entre l’artiste et ses « fans ». Cela a même incité certains artistes à créer des œuvres avec leur communauté de « followers », que ce soit la pochette d’un disque, une performance sous forme de flashmob, des remixes d’œuvres musicales, des jeux en réalité alternée… L’utilisation de ces nouvelles technologies a rapidement été intégrée au quotidien (si rapidement que les enfants nés à cette époque ont été appelés les « natifs numériques ») et a amené à une redéfinition des rapports humains :

De nouveaux équilibres entre public et privé sont sans doute en cours de formation. De même que les fenêtres sans rideau de Hollande ne portent pas atteinte à l’intimité de la vie privée, les usagers des nouvelles technologies apprennent à reconstruire une frontière, certes transparente, entre le public et le privé […] en ne prêtant aucune attention à ceux qui parlent au téléphone dans la rue. Ainsi, le langage peut rester privé et donc libre même en public.[2]

Ce qu’Internet a également permis, c’est de pouvoir se passer d’un intermédiaire dans son extimité. Avec les webcams, les appareils photos numériques, l’apparition et l’explosion des smartphones et à l’ère de la caméra GoPro (dont les ventes ont doublé chaque année depuis la première version en 2004, atteignant plus de deux millions de vente en 2012), tout le monde est libre de retourner la caméra sur soi et jouer le jeu de l’extimité. Pascale Cassagnau, docteure en histoire de l’art et critique d’art, a mis l’accent sur la création multimédia lors d’une conférence à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs et de l’Université Paris 8 :

Il suffit de « surfer » sur le site internet YouTube pour découvrir une multitude de vidéos amateurs montrant diverses mini-performances (l’art de faire tourner son stylo dans ses doigts, de se casser un néon sur le dos ou encore de reproduire les derniers mouvements d’une danse obscure…). Ces vidéos sont issues d’un univers lié à l’ennui, elles ont pour but de divertir, de montrer que chacun de nous possède un petit talent, de pointer un détail insolite et de partager des expériences personnelles même les plus futiles. […] You Tube devient alors une base de données pour les artistes. Sorte de bibliothèque informatique, il y a une véritable esthétique amateur qui se dégage. Mais en même temps, et comme le souligne Pascale Cassagnau, se postent sur ce site internet une quantité non négligeable de vidéos-témoignages. En effet, depuis le 11 septembre 2001 et l’attentat du World Trade Center, s’est développé un comportement: filmer les catastrophes que l’on vit ou voit, les événements, les attentats, etc. Ainsi, une actualité alternative se met en place. Ces vidéos détiennent une fonction plus ancrée dans la vérité, alors qu’au même moment sur les télévisions (et surtout aux Etats-Unis) les événements sont déformés, manipulés, il existe même, en anglais, un terme pour qualifier ces informations faussées, on dit qu’elles sont « redacted ». […] Le traitement de l’image, très proche de ce que l’on peut voir sur internet, permet de confronter le spectateur, de façon plus radicale, à la réalité. Le registre de l’image utilisée ne produit pas vraiment de mise à distance.[3]

Mettre l’art à la portée de tous revient certes à démystifier l’œuvre d’art et à démocratiser la pratique artistique mais cette démocratisation de l’œuvre d’art pourrait aussi engendrer un art du « n’importe quoi » : tout sera art, rien ne sera art.  L’art deviendra, comme le disait Yves Michaux, « à l’état gazeux ».

Tant de beauté et, avec elle, un tel triomphe de l’esthétique se cultivent, se diffusent, se consomment et se célèbrent dans un monde vide d’œuvres d’art, si l’on entend par là ces objets précieux et rares, qui naguère étaient investis d’une aura, d’une auréole, de la qualité magique d’être des foyers de production d’expériences esthétiques uniques, élevées et raffinées. C’est comme si, plus il y a de beauté, moins il y a d’œuvres d’art, ou encore comme si, moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et recouvrant toutes choses comme d’une buée. L’art s’est volatilisé en éther esthétique, si l’on se rappelle que l’éther fut conçu par les physiciens et les philosophes après Newton comme ce milieu subtil qui imprègne tous les corps.[4]

Pour paraphraser Michaux, nous pourrions dire que l’extime a lui aussi imprégné tous les corps. Mais la palette des couleurs qu’il utilise peut aller du plus clair au plus sombre. Pour certains artistes, l’extimité a permis de modifier la tonalité de leur vie et de sur-vivre.


[1] WAJCMAN Gérard, « L’œil universel et le monde sans limite », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 112.
[2] JEULAND Emmanuel, « Réflexions juridiques sur l’image, le public et le privé », dans CHIRON Éliane et LELIÈVRE Anaïs (dir.), L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain, Paris, Sorbonne, 2012, p. 28-29.
[3] ESTOURNET Fanny, « Quand l’art contemporain fait geek ! » [en ligne]. Disponible sur <http://www.arpla.fr/odnm/?p=214> (consulté le 16 septembre 2013).
[4] MICHAUX Yves, L’Art à l’état gazeux, Paris, Éditions Stock, 2003, p. 9.


1.3.2 Extimité & vacuité : les débuts de la téléréalité

C’est avec les débuts de la téléréalité que l’extime a commencé à perdre de son sens. Là où connaître l’intimité de certains auteurs, artistes, personnages publics peut parfois s’avérer utile, découvrir l’intime de personnes lambda, qui n’ont aucune conscience de leur extimité, ne fait plus beaucoup sens, si l’on excepte le côté sociologique de l’expérience.

Passer à la télé, voilà donc la véritable épreuve initiatique. […] Si toute Live Story est désormais une Télé-Loft Story, dont l’importance se mesure au nombre de ses téléspectateurs, alors un être humain ne peut se sentir reconnu en tant qu’être humain qu’en donnant à voir la banalité de sa vie quotidienne transfigurée en une suite infinie d’images télévisuelles.[1]

Lorsque l’on évoque aujourd’hui la téléréalité, on pense immédiatement à Loft Story. Mais bien avant ça, ce furent les reality shows qui permirent à des personnes lambda de gagner en célébrité. La différence entre reality show et reality TV (téléréalité) ?

Le reality show : format d’émission dans laquelle des individus ordinaires vivent réellement des situations extraordinaires. Le succès de ce concept démarre aux États-Unis en 1989 avec COPS. En France, on verra ce type d’émission tout au long des années 1990 : Perdu de vue, Témoin n°1, La Nuit des héros, Les Marches de la gloire, etc. La téléréalité (traduction de reality television) : format d’émission dans laquelle des individus ordinaires vivent artificiellement des situations plus ou moins ordinaires. Le succès de ce concept démarre en Europe en 1999 avec Big Brother. En France, ce sont les émissions des années 2000 : Loft Story, Koh-Lanta, Star Academy, L’Île de la tentation, etc.[2]

En France, la téléréalité est arrivée dans le paysage audiovisuel français en 2001, avec Loft Story. Le lancement était historique, le programme était attendu par le public, qui ne fut pas déçu en découvrant le soir même du début de « l’aventure du Loft » une Loana particulièrement désinhibée, la propulsant bien malgré elle sous les feux de la rampe. Plus de dix ans après, elle fait encore les couvertures des magazines, mais parce qu’elle a tenté de se suicider et qu’elle lutte contre la dépression. Mais l’aventure de la téléréalité remonte bien avant cela : aux États-Unis, c’est en 1971 que débute An American Family où, pour la première fois, on rentre dans la vie d’une famille lambda, les Loud, pour assister au gré des douze épisodes de la première et unique saison, au divorce des parents. Le programme ne connut qu’un succès d’estime, restant considéré comme la première télé réalité, et fut repris dans différents pays (en Angleterre en 1972 et en Australie en 1992). C’est encore aux États-Unis qu’est diffusé The Real World en 1992, toujours diffusé après vingt-neuf saisons.  Et en Europe, c’est aux Pays-Bas en 1999 que commence (le bien nommé) Big Brother. Le problème que pose la téléréalité est que les « quinze minutes de gloire » dont parlait Warhol sont devenues une fin en soi. Et c’est logique : l’attention est portée sur ces nouvelles célébrités, qui se font et se défont sous nos yeux. Ces derniers mois, c’est Nabila qui a fait la une de tous les magazines people. Même mieux, elle a sa propre émission, sur sa vie et sa nouvelle célébrité. Pas étonnant quand on sait que l’un de ses modèles est Kim Kardashian, dont le seul « fait d’arme » est une sextape, produite par sa propre mère, qui en a « commandé » deux autres versions puisque la première n’était pas assez bonne. Exposer sa sexualité comme moyen de créer le « buzz », extimiser le plus intime des actes intimes, drôle de manière pour obtenir la reconnaissance de ses pairs.

Télé-réalité, blogs, et sites perso regorgent d’aveux, de récits et d’images intimes. Ces documents chocs, montrés en lumière crue et sans fard ne sont pas intéressants pour autant. Pour faire œuvre encore faut-il qu’un auteur mette en mots, en images ou en scène et construise une réalité ou un leurre saisissants. Plutôt que de démêler le vrai du faux, le spectateur ne doit-il pas se laisser prendre au piège du simulacre pour être à rebours et par réverbération renvoyé à son for intérieur ?[3]

Il ne suffit pas d’être une star pour être un artiste. On voudrait nous faire croire que la célébrité s’acquière en quelques mois. Mais le schéma est classique et ne cessera de se répéter : ascension, exposition, médiatisation, vacuité de la démarche, surexposition et chute. Rares furent ceux qui s’en relevèrent et réussirent à transformer cette célébrité en quelque chose de tangible. Et d’utile.


[1] LAFARGUE Bernard, dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 91.
[2] Définitions issues de Wikipédia [en ligne]. Disponible sur <http://fr.wikipedia.org/wiki/Téléréalité> (consulté le 28 mai 2014)
[3] TATOT Claude-Hubert, « L’intime mis en œuvre », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 76.


1.3.1 La célébrité, une extimité forcée

C’est donc avec Warhol que la célébrité commença à devenir une fin en soi. C’est à la même époque que les paparazzi ont connu un essor phénoménal et ont considérablement influencé l’extimité moderne. Non contents de traquer au quotidien les moindres faits et gestes d’une célébrité pour obtenir « la » photo, les paparazzi vendaient leurs photos à des tabloïds (la presse people) qui déferlaient dans les kiosques à journaux, de façon internationale et exponentielle depuis les années soixante. Violer l’intimité d’une star est devenu un moyen de gagner sa vie, si tant est qu’on mette sa conscience de côté. «  Le culte de la star transforme la personne humaine en une marchandise de luxe »[1].  La célébrité n’était pourtant pas un phénomène nouveau :

Les spectateurs investissent donc d’autorité la personnalité publique qu’ils ont en face d’eux. Mais en même temps, ils abolissent toutes les limites de son moi. Il est instructif à cet égard de voir comment le public juge l’actrice Rachel (1821-1858), puis l’actrice Sarah Bernhardt, qui commence sa carrière quatre ans après la mort de Rachel. Rachel est une merveilleuse actrice, et surtout une remarquable tragédienne. Elle est reconnue comme telle. Le public connait sa vie privée, et la trouve peu édifiante (elle était entretenue par le Dr Veron).Toutefois, il prend soin de distinguer l’actrice de la femme. Une génération plus tard, des actrices comme Sarah Bernhardt et Eleonora Duse n’ont plus aucune vie privée aux yeux du public. Les spectateurs veulent tout savoir des acteurs et des actrices. « La réalisation véritable de Sarah, écrit un critique, c’était elle : sa mise en scène personnelle ».[2]

Mais avec Warhol, on assiste à une métamorphose de nombreux artistes, écrivains, chanteurs, acteurs en « stars » internationales. Le « star system » commençait à mettre tous les artistes sur le même plan. Avant, le statut iconique de la « star » faisait qu’on la regardait de loin et qu’on la respectait. Mais en nous abreuvant quotidiennement de photos plus intimes les unes que les autres, les paparazzi ont démoli la frontière entre spectateur et artiste. Et ce qui devait arriver arriva : tout le monde voulut devenir une star et connaître son « quart d’heure de gloire ». Ce dangereux statut de la célébrité a donc amené les artistes à se protéger en se mettant en scène, pour qu’on respecte leur vie privée et leur intimité. Si la star est exemplaire et joue franc jeu avec les photographes, tout se passe généralement bien. À partir du moment où elle fait le moindre faux-pas, elle est shootée, imprimée, vendue, dévoilée, parfois conspuée. Le phénomène ne date pas d’hier et n’épargne personne : la liaison que John Fitzgerald Kennedy entretenait avec Marilyn Monroe a fait couler beaucoup d’encre et fait désormais partie de l’histoire. Mais dans une société où « [n]ous jugeons de l’authenticité ou la crédibilité d’un politicien d’après sa personnalité et non d’après le programme qu’il défend [3]», il n’est pas rare de constater certains débordements, certains « mauvais joueurs » des deux côtés de l’appareil photo.

Marlon Brando et le paparazzo Ron Galella.
Si le photographe porte un casque, c’est parce que Brando lui avait mis son poing
dans la figure quelques jours auparavant, à cause de photos jugées trop intimes.
Ou quand l’intime devient extimité forcée.

Certains paparazzi n’hésitent pas à dépasser les limites, au sens propre comme au figuré,  allant parfois même jusqu’à provoquer la mort de la célébrité. Mais certaines stars n’hésitent pas non plus à organiser elles-mêmes leur paparazzade, un peu pour se faire de la publicité, beaucoup pour renflouer les caisses, passionnément pour faire l’actualité et rester sous les feux de la rampe. Parce que, de la même manière que c’est « le spectateur qui fait le tableau », nous pourrions dire que c’est « le spectateur qui fait la star » : la célébrité est un jeu qui se joue à trois, la star, l’intermédiaire (journaliste, paparazzo, critique…) et le spectateur. Il est intéressant de noter que la photo de paparazzi a elle aussi connu son « quart d’heure de gloire », avec l’exposition qui lui a été consacrée au Centre Pompidou – Metz, Paparazzi ! Photographes, stars et artistes :

Parcourant un demi-siècle de photographies de stars, l’exposition se penche sur le métier de chasseur d’images, en abordant les rapports tout aussi complexes que passionnants qui s’établissent entre le photographe et la célébrité, jusqu’à révéler l’influence du « phénomène paparazzi » […][4].

Longtemps conspués, les paparazzi sortirent de l’ombre pour devenir des artistes : la paparazzade est devenue un art, avec ses codes, et ses figures de proue. Dans cette protection nécessaire à l’intimité, le simple fait d’assumer une relation de couple tient d’une extimité engagée. Certains artistes ne travaillent qu’en couple : les Anglais Gilbert et George, les Français Pierre et Gilles, les Américains Bob Flanagan et Sheree Rose. Puis pour d’autres, le « couple fait art » : après douze ans de vie commune et la réalisation de nombreux Relation works (soixante-huit performances au total), Marina Abramović et Ulay se sont séparés lors de la performance The Great Wall Walk.

Marina Abramović, de dos, retrouve Ulay, après une marche de trois mois – chacun des artistes étant parti d’une extrémité de la Muraille, longue de 6700 kilomètres – pour leur ultime adieu le 27 juin 1988.

Marina Abramović, de dos, retrouve Ulay, après une marche de trois mois – chacun des artistes étant parti d’une extrémité de la Muraille, longue de 6700 kilomètres – pour leur ultime adieu le 27 juin 1988. Puis, le journal extime pouvant revêtir la forme soit de l’autobiographie, soit de l’autofiction, d’autres jouent avec le voilement/dévoilement de leur couple, en brouillant les pistes. On pense à Sophie Calle et Greg Shepard dans No sex last night, à Jeff Koons et la Cicciolina, à Nan Goldin et aux photos de ses nombreux (nombreuses) partenaires, à Yoko Ono et John Lennon, à Matthew Barney et Björk qui s’influencent l’un l’autre…


[1] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., 91.

[2] SENNETT Richard, op. cit., p. 163.

[3] Ibid., p. 13.

[4]  Sur le site du Centre Pompidou-Metz : http://www.centrepompidou-metz.fr/paparazzi-photographes-stars-et-artistes


1.2.3 Andy Warhol

Andy Warhol est un artiste qui aurait probablement pu être classé dans les membres de Fluxus s’il n’avait pas lui-même créé son propre mouvement, le Pop Art. Cet homme multitalents, qui travaillait dans la publicité avant de se lancer dans une carrière d’artiste, considérait que la principale préoccupation de l’homme postmoderne, et  a fortiori la sienne, était de s’exposer,

plus précisément de « s’expeauser » en tant qu’image dans toute l’extimité de son intimité. Toutes ses sérigraphies de portraits témoignent, par leur répétition mécanique, de la nature irrépressible de ce désir d’être l’image la plus regardée possible ; la plus brillante et désirable donc dans l’impersonnalité de sa banalité même. […] Être une star ou ne pas être, telle est The Question qui taraude l’homme de l’ère télévisuelle. En montrant que l’image télé est devenue le principal mode d’apparaître de l’être, les sérigraphies de Warhol nous donnent à comprendre que c’est dans « le quart d’heure de gloire » de son passage à la télévision que l’homme s’efforcera désormais de trouver sa raison d’être[1].

On retrouve dans ce propos l’art d’attitude de Duchamp et de Fluxus. L’artiste devient résolument extime en se prêtant au jeu de la célébrité. Car là où Warhol est pertinent dans l’étude de l’évolution de l’extime, c’est qu’il a fait de la célébrité l’un des thèmes essentiels de sa création. Sortir des schémas picturaux traditionnels et représenter des célébrités, c’était faire d’une pierre deux coups car c’était reconnaître à certaines personnes le statut de « star » et les ancrer dans l’inconscient collectif en en faisant des icônes populaires. Les sérigraphies de Warhol, ne s’arrêtant pas aux portraits de célébrités mais s’emparant également de nombreuses images populaires, étaient comme les pages d’un journal extime moderne.

Une autre caractéristique de l’extimité de Warhol se trouve dans son studio, la célèbre Factory. C’est dans ce lieu qu’il tourna la quasi-intégralité de sa production filmique, ce qui est assez logique quand on sait que ce lieu fut le point de repère des artistes à la mode de l’époque, que ce soit des écrivains (Truman Capote…) ou des musiciens (Lou Reed & le Velvet Underground – dont il réalisa la pochette du premier album -, Bob Dylan, Mick Jagger…). Un groupe de personnalités new-yorkaises qui accompagnaient Warhol dans sa vie sociale et dont il assura la promotion à la fin des années soixante fut même appelé les « Warhol Superstars ». On retrouve certaines de ces personnalités dans les œuvres de Warhol, l’artiste se contentant de les filmer et de les déclarer « superstars », leur offrant ainsi leur « quart d’heure de gloire ». Nous pourrions citer Sleep, vidéo dans laquelle on observe le poète John Giorno dormir pendant cinq heures et 21 minutes. Nul doute que la Factory était un endroit stimulant pour ceux qui la fréquentaient, exception faite de Valerie Solanas, poète féministe, qui tenta d’assassiner l’artiste, son compagnon (Warhol n’a jamais caché son homosexualité) et son impresario, parce que Warhol n’avait pas prêté assez attention à un manuscrit qu’elle lui avait confié.

Mais c’est également dans la Factory que travaillaient les assistants sérigraphes de Warhol, car depuis ses années dans la publicité, il confiait à ses assistants la réalisation des œuvres dont il avait eu l’idée. On retrouve ici certains traits caractéristiques du dandy, que nous avons vu précédemment, et nous pourrions souligner que l’image même de Warhol était extrêmement travaillée – oserions-nous dire apprêtée –, l’artiste n’ayant changé ni de coupe ni de couleur de cheveux tout au long de sa carrière.

La popularité de Warhol est à replacer dans un contexte de développement historique des médias, spécialement aux États-Unis. La télévision s’était démocratisée et nombreux furent les petits Américains à voir d’un œil émerveillé Neil Armstrong poser le pied sur la Lune en 1969. «  Les médias sont des formulations de l’art du peuple, dans lesquelles la notion d’expression se voit remplacée par celle, plus neutre et plus fonctionnelle, de communication. »[2]. L’artiste devient un communicant : il contrôle son image, son extimité pour ne pas perdre en crédibilité. Notons que malgré cette apparente extimité, l’intimité de Warhol était peu connue : une fois sorti de la Factory, Warhol redevenait Andy.

Warhol se prêta, assez tardivement, à l’exercice du journal extime. Son Journal fut publié en 1989, après sa mort en 1987. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que ce Journal n’a pas été écrit de la main de Warhol. Il faut savoir que la raison majeure qui l’a poussé à commencer son Journal était sa volonté d’avoir une trace de ses dépenses quotidiennes après avoir été audité[3], comme ce « livre de raison » évoqué en première partie. C’est donc à partir de l’automne 1976, du lundi au vendredi, Warhol appelait tous les matins sa secrétaire, Pat Hackett, et lui racontait les événements de la veille qu’elle retranscrivait ensuite à la machine à écrire.

Andy Warhol, Autoportrait, 1987, six mois avant sa mort

Sur la fin de sa vie, Warhol ne produisait plus beaucoup mais défendait toujours avec la même ferveur certains artistes, comme Jean-Michel Basquiat ou Keith Haring. Mais il est intéressant de noter que neuf mois avant sa mort, Warhol décida de créer une autre série de Self portraits[4], la dernière, où, dans chaque œuvre, son visage lévitait devant une auréole de cheveux en épis. Image iconique où l’artiste se fige, avant de mourir, comme pour marquer les dernières minutes de son « quart d’heure de gloire ».    


[1] LAFARGUE Bernard, « L’extimisation au temps des webcams », dans WATTEAU Diane (dir.), Vivre l’intime (dans l’art contemporain), Paris, Thalia Edition, 2010, p. 90.

[2] SENNETT Richard, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Éd. Seuil, p. 41.

[3] COLACELLO Bob, Holy Terror : Andy Warhol Close Up, New York, HarperCollins, 1990, p.183.

[4] Warhol commença à se photographier dès les années 1960.


1.2.2 FLUXUS

Fluxus a été l’un des groupes d’artistes les plus influents de l’art contemporain, probablement parce qu’il a été le groupe le plus enclin à savoir s’adapter. Composé d’artistes de tous les pays, Fluxus est avant tout une philosophie de vie, de pensée : tout remettre en cause, tout le temps, avec humour. S’interroger sur le voilement et le dévoilement de l’intime comme une démarche Fluxus, c’est déjà, en soi, une réflexion Fluxus puisque interroger, pour ne pas dire brouiller, les frontières entre l’art et la vie a été la contribution artistique de Fluxus à l’art moderne et contemporain, qui a induit une vision différente, esthétique, de l’art (et de la vie), vision qui ne serait pas le seul privilège d’une élite. Robert Rauschenberg, artiste du Pop Art proche de Fluxus disait : « Je ne fais ni de l’Art pour l’Art, ni de l’Art contre l’Art. Je suis pour l’Art, mais pour l’art qui n’a rien à voir avec l’Art, car l’art a tout à voir avec la vie [1]».

Fluxus, c’est l’art qui a intégré les données et les enseignements des sciences humaines, et qui travaille à dissoudre les frontières disciplinaires (peinture, musique, théâtre, littérature) et les frontières de l’art et de la vie en interchangeant les rôles de l’artiste et du spectateur, ou du moins en associant ce dernier de manière participative et donc active à l’œuvre, selon l’exemple de Marcel Duchamp qui avait énoncé que « le spectateur fait l’œuvre ».[2]

Joseph Beuys ira même plus loin en comparant ce nouvel état de l’art et de la vie à une « sculpture sociale » :

J’appelle sculpture sociale… cette forme de sculpture [qui] associe et interpelle tout le monde. Elle renvoie à l’existence, à l’être intime, la vie privée de chacun. Ainsi aimerais-je que l’on considère mon travail comme une vision anthropologique de l’art… c’est le point de départ d’une vision alternative du futur… […] Je suis de ceux qui croient que seul l’Art…est à même de nous libérer et de nous conduire vers une société alternative. … J’essaie d’approcher une vision plus élargie de l’art tel que je le comprends désormais, à savoir comme sculpture sociale.[3]

À partir du moment où chaque action du quotidien, chaque « event » de George Brecht, devient un geste artistique, écrire son journal intime tient de l’événement artistique Fluxus. « Une volonté de faire coïncider l’art et la vie va animer le groupe Fluxus qui va s’adonner à une débauche de productions, d’évènements collectifs, concerts et autres happenings [4]». Comme le souligne Ghislaine Del Rey, « ils vont jouer sur les décalages et les recadrages de la vie ordinaire quotidienne et routinière pour en révéler les ressorts de fonctionnement « normal » et le mode de vie, par l’irruption d’un élément perturbateur et par là, faire émerger à la conscience la possibilité de se réapproprier sa propre vie en produisant du lien social [5]». Ce « lien social » devenait ipso facto le leitmotiv d’une création et d’une créativité d’un nouveau type : oubliant la distinction entre les arts, les artistes Fluxus mélangeaient objets, installations, photographies, vidéos, performances en faisant de leur vie une œuvre d’art permanente.

L’idée de donner à l’attitude une autonomie telle qu’elle puisse constituer  la forme d’une pratique artistique et en organiser le continu, renvoyait directement à l’aventure de Duchamp. C’est Ben Vautier qui a le premier employé, au début des années soixante, le terme d’ »art d’attitude », à partir des « Happenings » d’Allan Kaprow, de la pensée de John Cage (lui aussi très influencé par Duchamp) et des positions d’Yves Klein. L’attitude est, pour Ben, la pierre de touche d’un « art total » qui ne serait autre que « la réalisation de tous les verbes (aimer, dormir, chanter, […] créer, cracher, poser, etc.) en tant qu’œuvre d’art.[6]

Mais quand tout est art, quand chaque respiration, chaque seconde, chaque pensée est une œuvre d’art, chaque geste devient, par essence, intime et extime. Est-il utile de rappeler que Kurt Schwitters, et sa vision de l’Art Total, était l’une des figures de proue de Dada, dont Fluxus se réclame ouvertement ? La plasticienne, philosophe et critique d’art Ghislaine Del Rey explique :

Pour ces artistes l’art devient un catalyseur, un antidote aux industries de la conscience, un moyen de résistance aux impositions culturelles, partageant avec les sciences sociales des formes de pouvoir et de violence symbolique à l’œuvre dans la société via la culture. La société devient alors, elle-même le matériau de l’intervention artistique. Leur projet politique est de détourner les outils de communication au profit des acteurs plutôt que des producteurs, des citoyens plutôt que des administrateurs.[7]

L’extimité chez Fluxus, c’est également une volonté de profiter de l’instant présent, c’est faire un art qui ressemble à la vie, le lifelike art prôné par Kaprow, qui réalisa le premier happening en 1958. Pour lui, les happenings « représentent « la continuation de la tradition du réalisme », à partir du franchissement de la frontière qui sépare l’art de la vie [8]». Avec Fluxus, l’artiste devient un acteur social avant tout, qui doit œuvrer à « hisser l’ordinaire au rang de l’universel. Son existence se trouve consignée dans ses moindres détails intimes, son entourage est propulsé sur la scène publique. L’artiste parle de son enfance, retrace son destin au jour le jour, annonce sa disparition [9]». Pas étonnant donc que la rédaction d’un journal soit répandue chez les membres de Fluxus en revêtant même parfois la forme d’un livre d’artiste  «  sous la forme d’un carnet de performance ou d’un journal intime », comme nous l’explique Annalisa Rimmaudo, attachée de Conservation au Centre Pompidou pour l’exposition elles@centrepompidou en 2010.

Ces livres, tout en ayant un rôle d’instruction ou d’information, possèdent une très grande dimension lyrique. Nous avons  exposé ceux d’Alison Knowles, qui utilise l’espace de la page pour développer ses projets, pour formuler ses déclinaisons poétiques ; Notebook de Laurie Anderson et Grapefruit de Yoko Ono, qui représentent de vrais laboratoires de recherches et Cezanne She Was a Great Painter de Carolee Schneemann, où se mélangent les notes théoriques, les fragments de son journal intime ou de son agenda.[10]

Il est loin de temps où le projet de se peindre était « sot ». Avec Fluxus,  le geste devient radical et l’artiste, qui se sent et se doit d’être responsable, « met sa vie au service de son œuvre, comme on défend une cause [11]».


[1] FERRIER Jean-Louis (dir.), L’Aventure de l’art au XXème siècle, Paris, Chêne, 1988, p. 609.

[2] DEL REY Ghislaine, « Fluxus : un temps pour la politique en art ? », dans NOESIS [En ligne]. 2007. Disponible sur <https://journals.openedition.org/noesis/743> [Page consultée le 20 avril 2024]

[3] DEVOLVER Eddy, Joseph Beuys, Conversation avec Eddy Devolver, Gerpinnes (Belgique), 1998, p. 17.

[4] DEL REY Ghislaine, op. cit.

[5] Ibid.

[6] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 72.

[7] DELREY Ghislaine, op. cit.

[8] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 124.

[9] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 25.

[10] RIMMAUDO Annalisa. « Artistes Femmes Fluxus », dans Centre Pompidou [en ligne]. 28 mai 2010. Disponible sur <http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=843> [Page consultée le 7 juin 2014]

[11] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. p.39.


1.2.1 Marcel Duchamp

Lorsque Marcel Duchamp décida en 1917 de présenter un simple urinoir à l’Armory Show de New York, outre le pied de nez magistral qu’il fit aux institutions muséales, c’est également l’histoire de l’art qu’il bouleversa. Pour la première fois sur le plan international, un objet manufacturé était élevé, tel quel, au rang d’œuvre d’art par la simple volonté de son (non) créateur. Cet objet, nous l’avions tous déjà vu, il faisait également partie de notre quotidien, il était, en quelque sorte, aussi à nous : le « ready-made » était né. C’est André Breton, ami de Duchamp, qui en proposa cette définition : « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste [1]». L’artiste choisit un objet « sur la base d’une pure indifférence visuelle » et le hisse au rang d’œuvre d’art. Mais Fontaine n’était pas son coup d’essai. Déjà en 1913, il avait posé une roue de bicyclette sur un tabouret et l’avait intitulé Roue de Bicyclette (pouvait-il en être autrement ?). Mais cette roue, même si elle est le premier ready-made, est un « ready-made assisté » puisque l’artiste a assemblé deux objets pour en créer un nouveau. C’est l’année suivante que le Porte-bouteilles devient le premier vrai « ready-made ». Le fait que Fontaine soit assimilée comme le premier ready-made tient probablement à sa médiatisation, à sa propre extimité. L’histoire qui accompagne l’œuvre est connue de tous et a contribué à mythifier son auteur, le plaçant en tête de liste des artistes du XXème siècle.

L’importance de l’extime chez Duchamp, c’est que c’est avec lui que l’artiste est devenu un statut social, une posture, ou ce que j’appellerai le début de l’extimité artistique, la mise en scène de soi à des fins créatrices. Chez Duchamp, l’extime n’existe pas, ou trop tard. Il a rayonné sur le plan international en 1917, alors qu’il avait arrêté l’art en 1913 pour se consacrer aux échecs. Ce que dit Duchamp, c’est qu’il ne dit rien. Et sa production d’artiste, c’est lui-même, Marcel Duchamp, et sa vie. Les objets restent au second plan.

Selon Duchamp, le ready-made n’est « qu’une  « nouvelle idée » attribuée à un objet de consommation courante, il échappe aux normes en vigueur de la propriété privée. Seule cette « idée » est la propriété de l’artiste puisque porte-bouteilles ou urinoir sont des biens que l’on trouve sur le marché […] [2]». Pour beaucoup, Fontaine est symptomatique d’un art « sans qualités », devenant cet « art des activités ordinaires » prophétisé par Paul Valéry[3].

À un journaliste qui lui demandait de résumer son existence en quelques mots, Marcel Duchamp répondit qu’il s’était servi de l’art pour établir un certain mode de vie, et qu’il avait cherché à faire de sa « façon de respirer, de régir » une sorte de « tableau vivant ». Il se définissait ainsi comme un « respirateur » et son œuvre comme  « une sorte d’euphorie permanente ». L’œuvre dont il était le plus satisfait ? « L’emploi de mon temps ». [4]

Dans Duchamp du signe, ouvrage regroupant Le marchand du sel, écrit par Duchamp en 1958, et les Notes laissées par l’artiste et retrouvées après sa mort, on découvre un artiste un peu fou, proche de l’alchimiste. Ce n’est ni un journal, ni une autobiographie, c’est un regroupement de notes – pas forcément compréhensibles pour le lecteur -, de textes et jeux de mots trahissant l’espièglerie de son auteur, d’entretiens de l’artiste rédigés ou publiés entre 1914 et 1966, peu de temps avant sa mort. C’est dans ce livre que Duchamp expliquera son célèbre « ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Mais là où ce livre est intéressant, à l’instar de sa rareté dans la production de Duchamp, c’est qu’il est également une partie intégrante du Grand Verre, qui en explicite le concept. Encore un tour de force de Duchamp : l’œuvre n’est plus uniquement une matérialisation, elle devient double avec son pendant littéraire, et en est même dépendante à qui veut comprendre l’œuvre hétéroclite de son auteur.

Marcel Duchamp en Rrose Sélavy,
photographié par Man Ray en 1921

C’est dans cet ouvrage que nous découvrons Rrose Sélavy, personnage fictif et alter ego de Duchamp. L’apparition du nom – jeu de mot avec « Éros, c’est la vie » – remonte à 1920 dans les œuvres (ready-mades qu’on pourrait dire assistés puisque Duchamp fit construire ses structures par un menuisier) Fresh Widow (jeu de mots avec la French Window, la fenêtre française de l’œuvre), Rose figurant – pour l’instant avec un seul R – sur le seuil de la fenêtre, devenant ainsi une « veuve fraîche ». Puis en 1921, Rose devient Rrose dans l’œuvre similaire (même si Duchamp s’en défend) Bagarre à Austerlitz. Rrose gagna en postérité quand Duchamp décida de la nommer explicitement en 1921 dans un titre d’œuvre, Why Not Sneeze Rrose Sélavy ?. C’est à la même époque que Duchamp décida de se travestir pour personnifier Rrose, dans des photos prises par Man Ray, photos que l’on retrouvera sur Belle Haleine – Eau de Voilette, ready-made de 1921 reprenant une bouteille de parfum Rigaud dont Duchamp modifia simplement l’étiquette. En repoussant la limite un peu plus loin, Duchamp décida d’offrir la maternité de deux de ses œuvres à Rrose : c’est en effet elle qui réalisa Anémic Cinéma en 1921 et qui écrivit en 1939 un recueil d’aphorismes (autant de jeux de mots concoctés par Duchamp) intitulé Poils et coups de pieds en tous genres. Tout cela nous permet d’affirmer qu’avec Duchamp est née une extimité particulière, dans la mesure où le dandy qu’était le grand Marcel, avec l’impassibilité et la parcimonie qui lui correspondent, après s’être autorisé «  après-guerre […] le droit de considérer sa vie, mais aussi celle de tous, comme une œuvre d’art [5]», ne parlait pas ou peu de sa production. « Le silence de Marcel Duchamp est surestimé » dit Joseph Beuys dans l’une de ses œuvres, dont nous reparlerons plus tard.

Affirmant un sujet autonome et souverain, […] (il) ne dépend d’aucune règle morale communautaire et se déclare « l’unique auteur des obligations qu’il se donne ». Autorégulé, il édicte des lois dont il sera l’unique destinataire, se confirmant à une éthique créative qui annonce ces « mythologies personnelles » caractéristiques de l’art du vingtième siècle. Car l’artiste moderne, à l’instar des dandies, n’obéit dans son travail qu’à des règles personnelles valables dans le cadre d’une « éthique provisoire » : il n’y ajoute que le souci d’une production.[6]

Et nous avons vu que la production, chez Duchamp, était devenue essentiellement intellectuelle. C’est à partir des années soixante que des artistes vont prendre la parole en associant «  art et vie dans une expression intime. […] (ils) réalisent des installations et des performances, font un « art élargi » comme le nomme Joseph Beuys. L’art devient une fonction de la vie. C’est l’époque où l’on choisit les arts plastiques pour la liberté de formes qu’ils permettent. [7]»  


[1] DUCHAMP Marcel, Duchamp du Signe, Paris, Flammarion, 1994, p. 49.

[2] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., 85.

[3] Ibid., p. 16.

[4] Ibid., p. 63.

[5] DE MAISON ROUGE Isabelle, Mythologies personnelles ; l’art contemporain et l’intime, Paris, Scala, 2004, p. 25.

[6] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 43-44. [7] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 15.


1.1.3 Le désir d’extimité du XXème siècle

Le XXème siècle va bouleverser la sensibilité du monde entier. La découverte de la possibilité même d’une guerre, l’envoi au front de nombreux hommes (écrivains/artistes) qui racontèrent l’horreur de la guerre et de la vie dans les tranchées, une seconde Guerre Mondiale tellement horrible qu’elle amènera les artistes à se demander, comme le formule Adorno, si « la poésie après Auschwitz » était encore possible… autant d’événements qui ont amené le genre autobiographique à connaître un essor sans précédent, faisant exploser tous les tabous. C’est également de cette période que datent les travaux de Sigmund Freud, inventeur de la psychanalyse, « science de l’inconscient », qui prône et théorise la recherche du moi profond. Il développe l’idée que l’intime le plus intime, s’il reste non dévoilé et enfoui au plus profond de l’inconscience, devient destructeur et doit être dévoilé, extimisé, verbalisé pour qu’une reconstruction soit possible.

Si « intime » désigne ce qu’il y a d’intérieur, « extime » désignera ce qui est tourné vers « le dehors, en prise sur les événements extérieurs [1]». En citant le Journal d’Anne Frank et les conditions particulièrement difficiles de sa rédaction, « on comprend mieux l’appréciation de Freud  […] selon lequel l’humour est non seulement libérateur mais grandiose en ce qu’il manifeste la résistance de l’individu aux atteintes du monde extérieur et aux blessures de la vie [2]». Une résilience que beaucoup d’artistes feront grâce à la création. En 2002, Serge Tisseron utilisera le substantif « extimité » pour évoquer « une modernité soucieuse d’exhiber l’intimité. En surexposant son intimité, en mettant en avant une partie intime de sa vie, physique ou psychique, le sujet contemporain attend qu’elle soit validée par le regard d’autrui [3]», comme un besoin de reconnaissance devant les turpitudes d’un monde quotidien en proie à la cruauté, la violence et la laideur. Le dandy de la fin de siècle avait fait place nette pour l’artiste du XXème siècle.

En regard de la littérature, les écrivains, à l’instar de Romain Gary ou Georges Perec, renouvellent  « enjeux et manières de l’écriture personnelle. Ils ont en commun, parce que d’origine juive, nés avant guerre, de s’être sus et ressentis des condamnés à mort, désignés, du fait même d’être nés (de pouvoir dire « je… ») comme voués à la destruction [4]». Serge Doubrovsky invente en 1977 dans son livre Fils la notion d’ « autofiction » pour traduire « ce qu’éprouve un homme qui se ressent, depuis qu’il a par chance échappé au convoi vers Auschwitz, comme un survivant, un être autofictif, dont l’actuelle « vérité » a toujours pour doublure ce destin d’anéantissement. [5]»  Dans une interview au Point du 22 février 2011 intitulée « Écrire sur soi, c’est écrire sur les autres », Serge Doubrovsky, âgé de quatre-vingt-deux ans, affirme :

Quand on écrit sur des choses vécues, l’écriture les réinvente naturellement. J’ai ainsi cessé d’opposer autobiographie et autofiction. L’autobiographie est une forme du XVIIIème siècle. Aujourd’hui, dans l’ère postmoderne, on ne se raconte plus de la même façon, en débutant par « Je suis né à Genève en 1712″… À chaque époque correspond une manière de s’exprimer sur le sens à donner à sa vie. […] Il est indéniable qu’une partie importante de la littérature française actuelle tend, sous différentes formes, vers l’écriture de soi.[6]

Philippe Lejeune, le spécialiste français de l’autobiographie, dira :

J’ai constitué un fichier de tous les livres publiés en France qui repose de près ou de loin sur une forme quelconque de pacte autobiographique : mémoires, autobiographies, souvenirs d’enfance, journaux intimes, correspondances, « documents vécus », témoignages, entretiens, essais, pamphlets et aussi, si l’on en croit les classements bibliographiques, certains romans et livres d’histoire.[7]

Autant de supports d’extimité qui lui ont permis de définir, en faisant – aujourd’hui encore – référence en la matière, l’autobiographie[8] et surtout le « pacte autobiographique » : selon lui, l’auteur d’une autobiographie « s’engage à raconter tout ou partie de sa vie dans un esprit de vérité et demande au lecteur de le croire mais aussi de l’aimer et de l’approuver, il s’agit dès lors d’un « pacte autobiographique » [9]». Le lien qui se crée entre l’auteur et son autobiographie devient le lien entre vie et œuvre. C’est contre ce pacte que Doubrovsky tente de s’insurger, en créant une autobiographie romancée, qu’il nommera « autofiction ».

Un écrivain représentatif d’une réelle volonté d’extimité est le français Hervé Guibert, atteint du SIDA, qui s’est suicidé en 1991. Son dernier livre Cytomégalovirus. Journal d’hospitalisation, rédigé brièvement de septembre à octobre 1991, est né de la peur de l’écrivain de devenir aveugle, à cause d’une infection due au virus. C’est un véritable « journal de guerre » où l’artiste décide de lutter contre la maladie jusqu’à son dernier souffle, et son dernier regard : « Écrire dans le noir ? Écrire jusqu’au bout ? En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort ? [10]». Un documentaire intitulé « Pudeur et impudeur » retraçait les derniers jours de l’écrivain. De mémoire  de téléspectateur, c’était la première fois que l’on assistait à un tel dévoilement intime à la télévision. Dans un entretien avec Françoise Jonquet, Guibert parle de son journal intime, publié en 2001 sous le titre Le Mausolée des amants, journal 1976-1991 :

Très souvent un écrit naît parce qu’il y a, à l’intérieur du journal, un thème ou un personnage qui, devenant trop insistant, déséquilibrait ou brisait cet équilibre quotidien – encore que je ne l’écrive pas chaque jour (je ne le date pas non plus). Mes Parents, par exemple, est en grande partie sorti du journal. Le journal permet de jeter des ponts entre des univers différents : passer de mes grand-tantes à des récits érotiques. Mes livres sont des appendices et le journal, la colonne vertébrale, la chose essentielle. [11]

Tout ce que Hervé Guibert écrit dans son Journal est au cœur de sa création. L’écrivain avait pour but, fidèle au pacte autobiographique de Lejeune, de ne rien cacher, ni de sa vie, ni de sa déchéance physique. Et la vidéo apporte au lecteur/spectateur la preuve de l’absolue vérité de son récit. Intimité dévoilée autant pour appuyer ses dires que pour mettre en garde ses contemporains.


[1] COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise (dir.), op. cit., p. 9.

[2] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 80.

[3] Ibid., p. 9.

[4] BURGELIN Claude, « Architectures du singulier », dans FOREST Philippe (dir.), op. cit., p. 42.

[5] Ibid., p. 42-43.

[6] DOUBROVSKY Serge, « Écrire sur soi, c’est écrire sur les autres », in Le Point [en ligne]. Disponible sur <https://www.lepoint.fr/debats/serge-doubrovsky-ecrire-sur-soi-c-est-ecrire-sur-les-autres-22-02-2011-1298292_2.php> (consulté le 20 avril 2024)

[7] LEJEUNE Philippe, op. cit., p. 337.

[8] Retrouvez la définition de l’autobiographie en Annexe 1.

[9] REBREYEND Anne-Claire, « Représentations des intimités amoureuses dans la France du XXème siècle », dans COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 152.

[10] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 103.

[11] GUIBERT Hervé, « Je disparaîtrai et je n’aurai rien caché… », entretien avec François Jonquet, pour le  »Globe », février 1992.


1.1.2 Le XIXème siècle : l’âge d’or de l’autobiographie

Le XIXème siècle, siècle des Romantiques, va donner aux artistes toutes les raisons de se raconter, sous de nombreuses formes : autobiographies, autoportraits, journaux d’écrivains, correspondances… Les écritures diaristes connaissent une formidable expansion et traitent de la vie intime, la lettre «  se privatise » et « s’intimise ». « Les lettres, c’est le vrai suc de la pensée intime » dira Barbey d’Aurevilly. Baudelaire parlait même d’« héroïsation de la vie quotidienne ». « L’intime devient un pan nouveau de la littérature tout en étant une non-littérature, une autre littérature, plus vraie, plus sensible que l’autre, l’institutionnelle [1]». Avoir envie d’écrire un journal ou une lettre, c’est avoir besoin de se raconter, de parler de soi et de son histoire, mais c’est aussi le besoin de communiquer avec un autre, un autre soi, un alter ego, et cette communication exige au préalable un repli « dans un temps à soi [2]», le temps de la méditation et de la contemplation cher aux Romantiques.

« Formaliser le présent, s’inventer à travers son œuvre, tel est l’axe autour duquel se forme l’idéologie moderne [3]». Stendhal, qui était également un formidable critique d’art, est un excellent exemple d’écrivain extime : outre le Journal intime qu’il rédigeait tous les jours, il a écrit deux ouvrages autobiographiques, restés inachevés et publiés de façon posthume, la Vie de Henri Brulard (écrite en 1835-1836 et publiée en 1890) et Souvenirs d’égotisme (écrits en 1832 et publié en 1892) – notons ici que ce concept d’ « égostisme » est une invention de Stendhal « pour désigner l’étude analytique faite par un écrivain, de sa propre individualité [4]».

Ces écrits intimes, qu’on ne peut qualifier de véritables confessions, nous révèlent toutefois la vérité du tempérament de leur auteur, son « côté espagnol [5]» : qui aime la fête, la joie, l’amour et la gloire et dont la seule aspiration est le bonheur. Pourtant l’âme romantique est constamment ballotée entre des élans d’enthousiasme et des états de dépression inquiète, élément moteur à ce mal du siècle, que Madame de Staël expliquait par « ce sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée [de l’homme]»[6]

En se racontant de la sorte, ce que Stendhal veut faire, c’est s’analyser froidement, comme Rousseau, sans complaisance aucune, sans céder à la tentation d’enjoliver ses souvenirs.

Le soir en rentrant assez ennuyé de ma soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total, heureux ou malheureux […][7].

« Il existe une corrélation entre le développement de la littérature autobiographique et la montée d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, de la même manière que le genre littéraire des mémoires a été intimement lié à l’évolution du système féodal. À travers la littérature autobiographique se manifestent la conception de la personne et l’individualisme propre à nos sociétés [8]». L’écrivain, en révélant son intimité ou en la déguisant sous les traits d’un personnage, admet qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres, un homme désireux de marquer son passage sur terre. Mais pour se différencier du commun des mortels – nous pourrions dire de ses confrères intellectuels -, l’écrivain/artiste assume l’attitude de ceux que l’on appellera « dandy » : « Inventeur d’un cérémonial de l’infime, il donne une signification esthétique au moindre de ses mouvements, au plus anodin des propos [9]».  « Le dandy cherche lui-aussi à soutenir le regard de Dieu, brandissant le dérisoire du paraitre à la face de l’insuffisance d’être, produisant de la forme au-dessus de l’abime moral, se jouant de la maudite condition humaine [10]». Pour la première fois, une œuvre artistique, littéraire en l’occurrence, se trouve personnifiée, habitée : c’est à cette époque que l’on commencera à parler de « démarche artistique », l’artiste et l’œuvre ne faisant plus qu’un.


[1] DIAZ Brigitte et José, « Le siècle de l’intime », dans COUDREUSE Anne et SIMONET-TENANT Françoise (dir.), op. cit., p. 142.

[2] Ibid., p. 122.

[3] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 51.

[4] Définition du Larousse

[5] STENDHAL, Vie de Henry Brulard, Paris, Éd. Martineau, Le Divan, 1949, p. 145.

[6] DE STAËL Madame, De la Littérature, Paris, Firmin Didot frères, 1836, p. 254

[7] STENDHAL, Vie de Henry Brulard. Paris, Gallimard, 1973, p. 30.

[8] LEJEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 339-340.

[9] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 48.

[10] Ibid., p. 47.


1.1.1 Des hypomnémata aux Confessions

Les hypomnémata, au sens général, sont « les objets engendrés par l’hypomnèse, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire [1]». Les Grecs ont été les premiers à consigner de la sorte tous les éléments de leur vie : ils se racontent par les objets qui les entourent. « Les hypomnémata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. [2]». On pourrait se permettre de donner ici la définition contemporaine, proposée par Christian Boltanski, tant les concepts sont proches : «  j’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but. [3]».

Depuis l’Antiquité, l’hypomnèse est la source de récits qui tiennent plus du « journal public » que du « journal personnel », tel ce « livre de raison », tenu par les nobles, à partir du XIVème siècle mais surtout au XVème et au XVIème siècle, « un registre de famille où chaque chef de maison prenait soin d’inscrire l’état et le développement de sa fortune [4]».

Il faudra attendre le XVIIIème siècle avec Jean-Jacques Rousseau et les douze livres que comptent ses Confessions pour que l’autobiographie prenne son sens moderne. Pour la première fois, un écrivain, dont la qualité littéraire et le succès ne sont plus à prouver, choisit d’écrire sur lui-même, faisant fi de la réflexion de Pascal sur les Essais de Montaigne : « le sot projet que Montaigne a eu de se peindre », le moi étant « haïssable » pour les classiques.

Rousseau entame la rédaction de ses Confessions en 1765  et les termine en 1770. Son histoire, il la confesse en deux parties : les livres I à VI racontent ses années de formation (de sa naissance en 1712 jusqu’à son installation à Paris en 1740) et les livres VII à XII couvrent la période 1740-1765, les années « glorieuses » de renommée et de reconnaissance. « Rousseau pressent et dégage ce qui ne cessera de préoccuper le XIXème siècle : l’attention au fugitif, au continuellement variable, à l’insignifiant voire à l’inconsistant, au sentiment d’être, ressenti physiquement et cependant toujours insaisissable. [5]» Pour la première fois encore, un auteur formule un pacte autobiographique, qui aurait plus valeur de manifeste que de pacte à proprement parler, dans la mesure où ce pacte est passé entre Rousseau et lui-même et, par extension, au lecteur :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. […].

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ».[6] 

En écrivant ses Confessions, Rousseau veut justifier sa pensée, celle-là même qui lui valut d’être de nombreuses fois critiqué. À la différence de Saint Augustin qui avait écrit, entre 397 et 398 après JC, dans ses Confessions, l’histoire de sa conversion au christianisme, ici ce n’est pas Dieu qui offre une raison de s’exprimer, mais la Raison elle-même, dans une quête philosophique de l’essentiel. Ce que fait Rousseau, c’est se confesser à nous, lecteurs, « faute de pouvoir apostropher Dieu [7]». Ce sont les premiers signes d’une réelle extimité où l’œuvre et son auteur ne font plus qu’un. Il « n’a plus qu’à se décrire, dire sa propre conformité à soi-même, et affirmer sa non-différence par rapport à son modèle [8]». Ce journal intime, Rousseau en faisait des lectures publiques, s’érigeant en modèle de justesse et de véracité. Il n’est pas parfait, ses souvenirs sont peut-être un peu faussés, mais il le reconnaît. Et cela le rend « meilleur » que nous. Et là où Rousseau est aussi important dans l’extimité, c’est que les Confessions admettent que « l’écriture peut être désormais légitimée par la seule auto-analyse de l’être intime ou privé, si modeste ou obscur soit le scripteur [9]». Aucun jugement de valeur ici. Rousseau « affirme le droit de tout un chacun à écrire et faire lire son autobiographie [10]».

L’autobiographie devenait donc avec Rousseau un genre littéraire à part entière et s’apprêtait à connaître un essor incroyable dans la littérature,  « [cet] instrument de connaissance, l’écrivain [étant] un scientifique dont le microscope est sa propre sensibilité, son propre système de perception. [11]»


[1] Dans Ars Industrialis [en ligne]. 2012. Disponible sur <https://arsindustrialis.org/hypomn%C3%A9mata>. [Page consultée le 20 avril 2024]

[2] Ibid.

[3] BOLTANSKI Christian, texte paru dans l’édition originale de Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950, livre d’artiste, 1969.

[4] SIMONET-TENANT Françoise, Le journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2005, p. 45.

[5] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 55.

[6] ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1968, p. 43.

[7] BEAUJOUR Michel, op. cit., p. 14.

[8] Ibid.,  p. 67.

[9] SIMONET-TENANT Françoise, op. cit., p. 54.

[10] Ibid., p. 54.

[11] ANGOT Christine, « Acte biographique », dans FOREST Philippe (dir.), Je & Moi, Paris, Gallimard, 2011, p. 35.