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2.1.2 Bob Flanagan

La présence de Bob Flanagan, décédé en 1996, était obligatoire dans ces recherches tant l’extimité résiliente chez cet artiste est manifeste, chaque œuvre renvoyant intimement à la condition de l’artiste : atteint de la mucoviscidose, las de la souffrance qu’il endurait chaque jour à cause de la maladie, il a un jour décidé de la surpasser, d’aller plus loin qu’elle, volontairement. C’est là qu’il est officiellement devenu SM, Super Masochiste, néologisme inventé par et pour lui.

Son intimité, il ne l’a pas tout de suite dévoilée. Ce n’est que lorsqu’il a rencontré Sheree Rose, artiste de la même époque, qu’il en a fait des livres (le Fuck Journal, le Pain Journal), des performances (Bob Flanagan is sick), des sculptures (Visible Me).

Pochette du DVD de Bob Flanagan en Supermasochiste.

C’est dans le cadre d’une biographie intitulée intitulée Sick – The Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist et filmée par Kirby Dick, ami du couple, que l’on se trouve plongé dans la sphère privée de l’artiste. Le DVD commence par Flanagan, sur son lit d’hôpital. Le nez relié à une bouteille d’oxygène, il nous lit, malgré la difficulté qu’il rencontre à respirer (il sera obligé de retourner la séquence), l’épitaphe, écrite par lui, qui résume sa vie :

8/15/95 Bob Flanagan, artist, masochist and one of the longest loving sufferers of cystic fibrosis, lost his battle this week with the killer disease, a genetic disorder of the lungs and pancreas, that both plagued and empowered the provocotive (sic) performer throughout his difficult but productive life.

Born in New York City on December 26, 1952, Flanagan was in and out of hospitals most of his life. Doctors gave him little chance of survival past the age of six or seven years, but survive he did, well beyond anyone’s expectations. The difficulties of being sick became the backbone of his work and his masochism. […]

At his bedside was his long-time partner, artistic collaborator and dominatrix, Sheree Rose, who was the impetus for Flanagan’s most interesting and controversial works, including the infamous Fuck Journal in 1986, and the video and performance piece Bob Flanagan’s sick, in 1989, wich earned Flanagan dubious fame as « the guy who nailed his dick to a board. »

Flanagan is survived by his two brothers, Timothy and John; and his parents Robert and Catherine who previously lost two other children to cystic fibrosis, Catherine, at 6 months, and Patricia, who was 21 years of age.[1]

Soulignons ici le rôle primordial de Sheree Rose dans l’extimité de Flanagan : c’est grâce à elle que Bob Flanagan est devenu l’artiste qu’on connaît. C’est elle qui l’a encouragé à en faire quelque chose d’artistique, c’est grâce à elle que nous connaissons Bob Flanagan. Elle a documenté son intime jusqu’à son dernier soupir, son dernier râle, face caméra, ne pouvant plus respirer à cause du phlegme qui avait rempli ses poumons. Et les spectateurs, plongés dans ce dévoilement pudique ou impudique (pour reprendre le titre de l’autobiographie filmée d’Hervé Guibert) ont été bouleversés, choqués, émus. Le dévoilement de l’intime comme voilement de la souffrance est constitutif d’un besoin de vivre une vie hors norme. Plus qu’un simple traumatisme, c’est sa condition de malade que Flanagan expose dans ses livres, mais un malade résolu, heureux. De son propre aveu, il était même devenu un esclave de l’art : « I have to write about being collected. Sort of like being a slave. Art slave [2]». La lecture du Pain Journal est intéressante puisqu’elle nous permet de comprendre les différentes étapes de maturation des performances de Flanagan. Et c’est toujours avec humour qu’il continue à se prêter au jeu, même si c’est parfois difficile. Le 19 mars 1995, il écrit :

[…] Thought I’d escape writing tonight, but found myself mulling over why it is I don’t like pain anymore. I have this performance to do on April 1st, and I’m shying away from doing or having SM stuff done to me because pain and the thought of pain mostly just irritates and annoys me rather than turns me on. But I miss my masochistic self. I hate this person I’ve become ? And what about my reputation? Everything I say to people is all a lie […]. [3]

Puis à peine quelques jours plus tard, il écrit : « Don’t need pain killers now. I’m a masochist again! [4]». Et un mois plus tard, il écrit : « […] And my SM mode which I felt so great about a few weeks ago, is gone again [5]».

Entre voilement et dévoilement, l’œuvre de Flanagan nous montre les difficultés tant physiques que morales subies par l’artiste. Subir, souffrir, d’accord, mais jusqu’où ? Vers la fin de sa vie, il commence à en avoir assez de son supermasochisme. La douleur est trop forte, trop présente et trop pressante. « Please don’t make me the center of attention just because I’m sick. It’s ok if I do it, but not from the outside in…[6]». Il écrit également :

She [Sheree] keeps saying she’s going to give it all up when I die, which is ironic since I wouldn’t gotten involved in all this art crap if it weren’t for her. I would have spent all my time as her slave, writing dopey little ditties in the back room. Would I have lived as long? Would we have stayed together? Would life have been so good? Probably  not. [7]

Le Pain Journal se termine sur un texte de Sheree Rose rédigé quelques temps après la mort de Flanagan. Elle écrit :

That Bob became such an incredibly creative, forthright and funny adult was nothing short of miraculous. Together, we transformed shame and sorrow into a transcendent state that defies logic and death. Bob never gave up; he never showed self-pity; he always looked to the future. And so, until the very end, Bob prevailed.[8]

Dans le couple Sheree Rose / Bob Flanagan, chacun a besoin de l’autre pour l’aider à vivre et à sur-vivre, dans une sorte de pacte consenti entre Éros et Thanatos, entre plaisir et souffrance, la définition même du sadomasochisme.


[1] FLANAGAN Bob, The Pain Journal, Santa Monica (États-Unis), Smart Art Press, 2000, p. 104-105. Traduction personnelle : « 8/15/95 Flanagan, artiste, masochiste et l’une des personnes ayant souffert le plus longtemps de la mucoviscidose, a perdu la semaine dernière sa bataille contre la maladie impitoyable, un trouble génétique des poumons et du pancréas, qui a à la fois accablé et rendu puissant le performer provoquant pendant toute sa difficile mais productive vie.

Né à New York le 26 décembre 1952, Flanagan a passé la majeure partie de sa vie à entrer et sortir de l’hôpital. Les docteurs ne lui donnaient que peu de chances de survie passé l’âge de six ou sept ans, mais il a bel et bien survécu, bien au-delà de toutes les espérances. Les difficultés de vivre malade devinrent la colonne vertébrale de son art et de son masochisme. […]

À ses côtés était présente sa partenaire de longue date, Sheree Rose, qui était également sa collaboratrice artistique et sa dominatrice. Elle était à la source des travaux de Flanagan les plus intéressants et les plus controversés : l’infâme Journal de baise en 1986 et la performance filmée Bob Flanagan est malade, en 1989, qui a valu à Flanagan une renommée douteuse en tant que “le mec qui se cloue la bite à une planche”.Lui survivent ses deux frères, Timothy et John, et ses parents Robert et Catherine, qui ont déjà perdu deux autres enfants touchés par la mucoviscidose, Catherine, à six mois, et Patricia, qui avait vingt-et-un ans. »[2] FLANAGAN Bob, op. cit., p. 39. Traduction personnelle : « Je dois écrire sur le fait d’être collectionné. C’est comme être esclave. Un esclave de l’art ».

[3] Ibid. p. 34. Traduction personnelle : « […] Je pensais esquiver l’écriture ce soir, mais je me suis retrouvé à ruminer sur la raison pour laquelle je n’aimais plus la douleur. Je dois faire cette performance le 1er avril et je suis complètement intimidé rien qu’à l’idée de faire des trucs SM parce que la souffrance et la pensée de la souffrance m’irritent et m’ennuient plus qu’elles ne m’excitent. Mais ce moi masochiste me manque. Je déteste cette personne que je suis devenu. Et ma réputation ? Tout ce que je dis aux autres est un mensonge […]. »

[4] Ibid. p. 44. Traduction personnelle : « Je n’ai plus besoin d’antidouleurs. Je suis redevenu masochiste ! »

[5] Ibid. p. 57. Traduction personnelle : « […] et le mode SM dont j’étais si fier il y a quelques semaines est reparti à nouveau ».

[6] Ibid. p. 39-40. Traduction personnelle : « Ne faites pas de moi le centre d’attention juste parce que je suis malade. Ça va si c’est moi qui le fais, mais pas l’inverse… ».

[7] Ibid. p. 153. Traduction personnelle : « Elle [Sheree] n’arrête pas de dire qu’elle arrêtera tout quand je serai mort, ce qui est ironique dans le sens où je ne me serais pas impliqué dans toute cette merde artistique si ce n’était pas pour elle. J’aurais passé tout mon temps comme son esclave, à écrire des petites chansonnettes pourries, enfermé dans une pièce sombre. Aurais-je vécu aussi longtemps ? Serions-nous restés ensemble ? La vie aurait-elle été si belle ? Probablement pas. »

[8] Ibid. p. 178. Traduction personnelle : « Que Bob soit devenu un adulte incroyablement créatif, franc et drôle n’a rien de miraculeux. Ensemble, nous avons transformé la honte et la tristesse en un état transcendant qui défie la logique, la raison et la mort. Bob n’a jamais abandonné. Il ne s’est jamais plaint de son sort. Il a toujours regardé vers le futur. Et ainsi, jusqu’à la fin, Bob a dominé ».