Jonas Mekas’s films celebrate life. They rise up against the world’s overwhelming commercialism, attempting instead to revive the pleasures of friendship, a first snowfall or the return of Spring. Mekas’s genius stems from his generously including the viewer in his vision of the world, allowing us to (re)discover, in a simple image, the incredible force and necessity of poetry.[1]
Parler de journal extime en ce qui concerne Jonas Mekas est évident tant ce terme semble écrit pour lui. Membre de Fluxus, Mekas est reconnu pour avoir développé, durant toute sa vie, les formes diaristiques du cinéma, autrement dit les différentes formes du journal intime filmé.
Cet enfant de Lituanie a connu l’occupation soviétique, puis nazie, puis les camps de travaux forcés et les camps de concentration, dont il garde comme seul souvenir l’image de son père face à un peloton d’exécution (dont il réchappa). Malgré cela, il qualifie son enfance de « paradisiaque ». Sa toute première photo, raconte-il dans une interview avec Laure Adler, est celle de l’arrivée de l’armée soviétique dans son village lituanien, photo aussitôt détruite par un soldat russe qui s’est emparé de l’appareil et l’a jeté à terre.
C’est en posant le pied à New York en 1949 qu’il acheta ce qui allait définir sa vie et sa pratique artistique : une caméra Bolex. Et depuis ce jour, inlassablement mais toujours avec le même entrain, Mekas filme sa vie, dans les moindres détails.
J’avais ce besoin pressant, cette obsession, je devais enregistrer ce qu’il y avait sous mes yeux. Parfois je m’expliquais les choses en disant « Ah ma patrie est si loin derrière moi, j’ai perdu tous mes écrits, mes journaux intimes, que j’ai enterrés quand je suis parti et puis ceux-là sont pourris, mangés par les vers ». Aujourd’hui, il faut que j’enregistre les choses. Et puis ma mémoire est assez défaillante. […] il faut que j’arrive à l’essence des situations, des moments que je vis et c’est la caméra, l’objectif qui saisit tout cela. C’est une obsession.[2]
Sa production vidéo inclut quelques documentaires (The Brig, 1963) mais comprend surtout son journal intime filmé, décliné sur une multitude de bobines : Walden (1969), Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972), Lost Lost Lost (1975), Scenes from the Life of Andy Warhol (1990), Scenes from the Life of George Maciunas (1992), As I was Moving Ahead I saw Brief Glimpses of Beauty (2000), Letter from Greenpoint (2005) et Sleepless Nights Stories (2011). S’intéressant très tôt au cinéma expérimental, et fondateur de la Film-Makers’ Cooperative (Coopérative des Cinéastes, toujours active depuis sa création en 1962), il n’est pas anodin de voir apparaître, dans sa production, certains de ses amis artistes : Warhol, Maciunas, John Lennon, Yoko Ono, Dali…
Continuant sa démarche, il a réalisé, en 2007, une vidéo par jour, soit 365 films qu’il a publiés sur son site. Et depuis, il continue à y partager ses travaux. Son extimité a pris une forme nouvelle avec l’évolution des nouvelles technologies : sa pratique filmique continue toujours mais, de plus, il entretient assez régulièrement son journal extime, via son blog et/ou sa page Facebook.
Je me suis donc contenté de filmer la vie autour de moi, sans penser que ça fournirait un jour la matière d’un journal. Mais c’est une forme naturelle pour moi : j’en tenais un depuis l’enfance. Avant même de savoir écrire, je le faisais avec des dessins. Quand j’ai commencé à maîtriser ma caméra et à me sentir plus sûr de moi, j’ai commencé à pénétrer le cœur de la vie, celle de ma famille, celle de mes amis. Cette approche de l’intimité est devenue monnaie courante avec les petites caméras numériques, mais filmer la vie à l’époque n’était pas dans l’air du temps.
Je n’ai pas de discipline particulière. Un jour, il y a quelque chose, un jour il n’y a rien. Et la seule matière provient de ce que j’ai filmé sur le vif. C’est plus sincère, plus direct, que les journaux intimes d’écrivains ou l’on revient le soir sur les événements de la journée, avec le travail d’interprétation de la mémoire. Moi, je me décris d’ailleurs comme “filmeur” plutôt que cinéaste, parce que je ne décide de rien. Je me promène avec ma caméra dans ma poche et je la sors quand je sens que c’est le moment. Je n’ai aucun plan, aucune note, aucun script, aucune idée ce que je vais filmer et de la manière dont j’utiliserai les images. Les images de Warhol dont j’ai fait des films, par exemple, je les avais tournées sans la moindre intention et c’est le Centre Beaubourg qui m’a incité à les rassembler pour une exposition. Je me contente de filmer la vie devant moi. Et je réfléchis le moins possible. Le montage, je le fais pendant que je tourne, je trouve la structure en filmant, dans l’instant. Comme un musicien de jazz.[3]
L’ouvrage dont Mekas parle, c’est Fluxfriends, sorti en 2002, qui permet d’entrer dans l’intimité de trois membres éminents de Fluxus :
Cher lecteur,
Vous allez trouver dans ce livre des fragments de trois êtres humains dont les vies ont été inextricablement entremêlées par le destin.
Georges Maciunas – esprit et corps de Fluxus, véritable cirque Barnum du mouvement ; humoriste zen, génie de l’insignifiant et du subtil ; créateur de Soho et du mouvement du logement coopératif ; John John – le plus célèbre membre des Beatles, groupe dont l’influence a sans doute été la plus grande de notre temps, dont les activités après 1966 pourraient aisément relever à la fois du Zen et du Fluxus, et Yoko Ono, qui amena John à Fluxus et qui est inextricablement liée à la formation de Fluxus, à la fois par son art et par son amitié avec George – ces amis, dont les existences, l’art et les rêves de changer le monde avec leur art sont entremêlés. Il faudra bien des ouvrages pour véritablement mettre en perspective leurs personnalités et leurs œuvres complexes. Tous les trois, ils ont contribué de manière fondamentale au développement artistique de la seconde moitié du XXe siècle. Leur influence sera encore sensible au siècle suivant.
Ce livre ne contribuera que modestement à la compréhension de leur œuvre. Mais il m’a semblé que les informations qu’il contient permettront de mettre en lumière des périodes et des aspects de leur vie et de leur travail grâce à des renseignements impossibles à obtenir auprès d’autres sources […].[4]
Après avoir survécu à un passé traumatisant, Jonas Mekas, dès son arrivée aux États-Unis, s’est acheté une caméra qu’il a promenée tout au long de son existence sur ce et ceux qui constituaient sa vie, réalisant là l’hypomnèse filmée de sa sur-vie.
[1] Yann Beauvais, sur le site officiel de Jonas Mekas. Disponible sur <http://jonasmekasfilms.com/dvd/?film=walden> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013). Traduction personnelle : « Les films de Jonas Mekas célèbrent la vie. Ils s’élèvent contre le commercialisme écrasant du monde, en essayant plutôt de raviver les plaisirs de l’amitié, de la première chute de neige ou du retour du printemps. Le génie de Mekas provient de son inclusion généreuse du spectateur dans sa vision du monde, nous permettant de (re)découvrir, en une image simple, la force incroyable et la nécessité de la poésie. »
[2] Hors Champ avec Jonas Mekas, France Culture, 6 mars 2013. Par Laure Adler, réalisé par Brigitte Bouvier, Didier Lagarde. Disponible sur le site de France Culture.
[3] Propos recueillis par Laurent Rigoulet pour Télérama [en ligne]. Disponible sur <http://www.telerama.fr/cinema/jonas-mekas-pour-moi-la-camera-est-comme-un-saxophone,90815.php> (consulté le 16 septembre 2013)
[4] MEKAS Jonas, FLUXFRIENDS. Georges Maciunas, Yoko Ono, John Lennon, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2002. Texte de présentation.