Le postulat selon lequel chaque « statut Facebook », chaque « tweet », chaque photo sur Instagram tiendrait, par essence, du journal extime rejoint les propos d’Éliane Chiron :
Les réseaux électroniques et numériques permettent, dans des pratiques artistiques actuelles, de se donner à voir, de s’ouvrir au monde, de se disperser pour mieux se retrouver. C’est le spectateur qui effectue cette reconstruction. Les frontières de l’intime se déplacent, le réseau devenant interface transitionnelle, espace d’échange qui participe à la construction de soi et à celle de notre vision du monde.[1]
Et notre vision du monde contemporain passe par Facebook. Il y a deux décennies, pour faire une déclaration officielle, l’artiste organisait une conférence de presse ou écrivait un message qui apparaissait sur la première page de son site ou était transmis aux agences de presse qui en assuraient la publication. Aujourd’hui, même les politiques utilisent Facebook pour faire leurs déclarations officielles parce qu’ils savent qu’ils toucheront plus de monde qu’en passant au Journal Télévisé. Il y a dix ans de cela, avant l’apparition des réseaux sociaux, le web n’était qu’une suite de pages personnelles, de blogs criards au contenu parfois douteux puisque avec l’avènement d’internet, c’est l’anonymat qui a été mis en avant. Et se dévoiler devenait tout de suite beaucoup plus simple puisque le rapprochement entre les propos tenus et son créateur était difficile, parfois impossible. Puis Facebook est arrivé. Et c’est là que l’extime a pris son envol, c’est là que les liens humains sont devenus virtuels. Avec les réseaux sociaux, il est question de la « fin des isolats, mise générale en réseau, où tout se traverse et se connecte […], où tout est transparent : plus de dedans ni de dehors, le dedans est mis au dehors et le dehors entre au-dedans. L’intime est librement et délibérément exhibé [2]». Mais un intime qui n’est pas totalement anonyme puisqu’avant de devenir aussi populaire, pour créer un compte Facebook, il fallait l’ouvrir en son nom propre, dont il fallait pouvoir vérifier la véracité administrative. Et même encore aujourd’hui, si les pseudos sont légion, un utilisateur ne peut avoir qu’un seul compte Facebook et sera tenu responsable des statuts publiés sur son mur. « En ce sens aussi, les réseaux sociaux sur Internet ne créent pas de liens symboliques donc juridiques mais des liens réels quoique virtuels (réels, car faits de signaux informatiques et non de symboles) sur un fond d’espace public indéterminé. [3]»
Il suffit d’aller voir le site de Jonas Mekas pour comprendre que la suite de sa démarche et de son œuvre passe désormais entièrement par ce médium. Et comme sur beaucoup de sites, il y a une partie dédiée au blog (souvent habilement renommée en Actualités tellement le terme blog semble rester péjoratif). Un « blog », c’est un « web log », un journal web. Le journal intime devenu blog fait basculer la production, quelle qu’elle soit, dans la sphère de l’extime puisque chaque contenu publié est instantanément visible par un tiers.
Nous sommes à l’ère où chacun est libre de créer ce qu’il veut. Les outils sont disponibles, en téléchargement gratuit, les « communautés » existent pour chaque outil de création et les outils de création numérique se sont développés en mettant l’accent sur la facilité d’utilisation et l’ergonomie pour qu’entre l’idée et l’œuvre, il n’y ait plus qu’un pas simple à franchir.
Les standards de programmation/code du web ont été de plus en plus simplifiés, pour répondre facilement à une réactivité toujours croissante, et là où il fallait un certain temps pour créer une page personnelle au début du XXIème siècle, c’est aujourd’hui faisable en quelques clics à peine. Ce qui a naturellement amené à une prolifération de blogs (des affreux Skyblogs, en passant par Tumblr, pour arriver au Système de Gestion de Contenus – Content Management System / CMS – grâce auquel réaliser un site n’est plus l’affaire d’une intelligentsia numérique) et donc à un dévoilement parfois exagéré, voire insouciant de l’extime, par tous les moyens, sur toutes les plateformes.
L’invention et l’explosion des blogs sur le net sont la pure manifestation de cette nouvelle topologie du monde : chacun se montre, l’intime est livré à tous les regards, mais cette exposition au monde suppose, à l’instant même où vous invitez tous les regards sur votre intimité, que vous recevez chez vous, dans votre intimité, dans votre chambre à coucher toutes les chambres à coucher[4], toutes les intimités de tous les sujets de la planète, soit tous les autres blogs. Le monde devient un gigantesque bal des intimes.[5]
Sadie Benning, artiste plasticienne, vidéaste et musicienne américaine dont la première œuvre était un journal intime mêlant textes et images qu’elle filmait avec une caméra Fisher Price Pixelvision, disait :
Je m’interroge sur toutes ces superstars qui s’ignorent, et restent seules dans leurs chambres à tenir leur journal, à jouer de la guitare, tout en ne se sentant pas des êtres humains à part entière, car telle est l’image d’elles-mêmes qui leur est renvoyée. Elles espèrent que surviendra une révolution susceptible de changer les choses. Elles ignorent qu’elles sont elles-mêmes cette révolution en marche, et que dans ce combat, la plus puissante de leurs armes n’est autre que leurs propres créations, qui les représentent elles-mêmes.[6]
La « révolution » dont elle parle, c’est l’avènement des réseaux sociaux. Leur succès immédiat est lié à la nouvelle culture du partage, devenue innée chez les natifs numériques. On partage ses bons moments, ses coups de blues, les dernières photos du petit, on partage des citations, des articles de journaux, des œuvres d’artistes émergents, on partage la musique qu’on aime, les séries qu’on regarde… tout ça en un clic. On se filme et on publie sa vidéo sur YouTube ou autre plateforme vidéo. Le journal extime suit l’évolution des technologies… Hier, on se parlait au téléphone. Aujourd’hui, on se téléphone en vidéo, face à face. Et demain ? « D’une certaine façon, le rôle de l’artiste est d’articuler le public et le privé en faisant passer le spectateur d’un domaine à l’autre, par les images qu’il fabrique. »
Cette extimité facilitée a cependant un effet pervers : chacun y va de sa propre pierre à l’édifice. YouTube est rempli de vidéos amateurs, extimes, tournées sans réelle connaissance des conséquences, qui se sont parfois avérées dramatiques pour leurs auteurs. Celui qui en fera « le plus » s’assurera ses quinze minutes de gloire, à peu près le temps qu’il faut pour que le buzz se fasse et se passe. Encore récemment, une jeune américaine se suicidait à cause des propos tenus dans les commentaires d’une vidéo qu’elle avait innocemment publiée sur YouTube. Puis on oubliera… et ce sera au tour de quelqu’un d’autre. Et c’est à l’artiste que revient le rôle de produire le lieu de vie où le Moi est à la fois le sien propre et celui des autres aussi.
L’extimité aujourd’hui, c’est le « selfie », une autophoto réalisée avec un appareil photo numérique et envoyée sur un réseau social. Rien de révolutionnaire et pourtant, tout le monde se prête au jeu. Les Tumblr et albums photos Facebook regorgent de ces photos célébrant un culte du moi souvent mal maîtrisé. Ce dévoilement à outrance tiendrait plus de « l’extimisation » que de l’extime : il n’est plus là question de dévoiler son intimité, mais plutôt de se créer une extimité numérique, pour jouer le jeu des réseaux sociaux.
[1] Ibid. p. 15
[2] WAJCMAN Gérard, op. cit. p. 113.
[3] JEULAND Emmanuel, op. cit. p. 27.
[4] La chambre à coucher étant également prétexte à dévoiler un peu plus son intimité par une « sex tape »
[5] WAJCMAN Gérard, op. cit. p. 113.
[6] COLLECTIF, La Sphère de l’intime, Saint Herblain, Coéditions Le Printemps de Cahors, 1998, p. 35.