Archives de catégorie : 2.1 Traumatisme & résilience

2.1.3 Tracey Emin

Tracey Emin, fer de lance des Young British Artists avec Damien Hirst, a fait de sa vie intime son fonds de création. Sa célébrité, elle la doit au fait que son art, en mêlant tous les média possibles, est un art dans lequel elle se dévoile, sans honte, sans pudeur, un art de témoignage, sans fard sur ses origines sociales modestes. Dans ses œuvres, c’est le pouvoir de la parole, de sa parole à elle, qui est au cœur de tout :

« Par rapport aux mots, j’ai quelque chose d’unique que je trouve presque impossible en art – et ce sont mes mots qui font vraiment que mon art est unique »[1]. Même quand la forme de l’œuvre est non textuelle, comme dans une série récente d’objets ready-made – choses provenant de sa vie qui ont été exposées et vendues en tant qu’objets d’art, tels que son lit ou une cabine de plage délabrée -, leur sens et leur portée dépendent de ce qu’elle nous a livré d’elle-même. Grâce au récit autobiographique qui légitime et anime de tels artefacts, Emin s’approprie le ready-made pour une cause expressionniste.[2]

Le lit de Tracey Emin, le premier « ready-made » extime

De même que l’expressionnisme est venu en réaction à l’impressionnisme, nous pourrions considérer que l’extimité d’Emin, en réaction à son intimité qu’elle juge trop lourde à porter seule, lui a permis de sur-vivre. L’œuvre qui a fait connaître Tracey Emin est l’installation qu’elle a présentée au Prix Turner en 1999 intitulée My Bed (d’abord exposé à la Tate, puis dans la Galerie Saatchi, le lit d’Emin se trouve désormais chez Charles Saatchi, dans une pièce dédiée). Cette œuvre majeure dans l’histoire personnelle de Tracey Emin, c’était tout simplement son lit, mais son lit tel qu’il était à l’époque, son lit défait, dont les draps étaient sales et tout chiffonnés, couverts de taches, entouré de bouteilles de vodka vides, de préservatifs usagés  et de mégots de cigarettes, un lit authentique où elle a aimé, pleuré, été malade et pensé au suicide, ce lit qui lui rappelait une rupture amoureuse qui l’avait laissée au plus bas et qu’elle tenait donc à garder pour ne jamais oublier cette période. Tracey Emin dira d’ailleurs : « J’ai regardé ce lit et j’ai pensé « Mince alors » ! Il y avait presqueun écran entre moi et lui. À un  moment, j’étais dans le lit, je faisais partie des ruines et des débris, puis j’ai eu cette distance qu’on a quand on fait un dessin ».

Souvent les propos de l’artiste sur son œuvre ont dérouté le spectateur :

Dans la vidéo How It Feels [Comment on se sent, 1996], Emin parle ouvertement et dans le détail de son premier avortement, retournant sur les lieux liés au traumatisme, refilmant et se rappelant ce qui s’y était produit. La vidéo est aussi un compte rendu de sa prise de conscience que la vie, sa vie, était plus importante que faire des images. […] Une fois l’opération terminée, elle raconte comment elle le sentait encore en elle, comment elle avait l’impression que tout l’intérieur de son corps “était déchiré en petits morceaux”. L’avortement n’avait pas réussi, elle était enceinte de jumeaux, et Emin ne nous épargne aucun détail sur l’incident horrible du deuxième fœtus “en purée” descendant le long de sa jambe.
Mais comme sa vidéo Why I Never Became a Dancer, ce déterrement de son passé douloureux se conclut sur une note relativement affirmative. Cette expérience traumatisante lui donne une “idée plus grande de la créativité”, et lui fait comprendre que si elle est “pour faire de l’art, ça n’aura rien à voir avec une putain d’image, il faut que ça ait à voir avec d’où tu viens vraiment”. Dans une conclusion réflexive, Emin justifie l’importance d’utiliser sa vie comme art […]. Ce n’est pas flanquer de la peinture sur une toile pour faire une image, ce n’est pas ça, l’art […]. Ça a à voir avec l’essence et l’intégrité des gens quand ils font des choses […]. J’ai compris que j’étais bien meilleure que tout ce que j’avais fait”.[3]

Dans une interview donnée en 2012 à un magazine allemand lors de son exposition « Privat » à Frankfurt, lorsqu’il lui fut demandé si elle ne trouvait pas obsolète la thématique de cette exposition  à l’ère de Facebook, Tracey Emin répondit :

Ich war und bin nicht bei Facebook. Was soll ich da? Facebook ist nicht intim. Das gestrige Mahl, ein neues Kleid, die schicke Reise – das hat nichts mit Intimität zu tun. Facebook ist allenfalls gut, um zu spionieren, was Freunde und Exfreunde gerade so treiben. Ich bin Künstlerin und gewähre ausgewählte Einblicke in mein Privatleben. Aber: Wer mein Bett sehen will, muss ins Museum gehen. Googeln Sie mich! Sie werden vermeintlich intime Details finden. Aber kaum etwas über die Privatperson Tracey Emin.[4]

Tracey Emin fait ici la distinction entre son extimité et sa personne privée. En adoptant une démarche résolution extime, voire extimiste, en nous racontant ses traumatismes de la façon la plus crue qui soit, Emin démontre son caractère résilient : malgré tout ce qu’elle a vécu, la « personne privée » qui réside en Tracey Emin, comme en chacun de nous, peut réussir à aller de l’avant et à mener une belle vie.

Aujourd’hui Tracey Emin dit que « Es ist ein wenig zerwühlt. […]Aber die Aussicht ist fantastisch. Ich sehe den Pazifik, Wellen, die an den Strand rollen, Palmen, Nebelschleier, […]die sich gerade lüften, dahinter einen kristallklaren blauen Himmel, Sonne.[5]».

Ce qui se dégage de ce travail dont le paradigme est essentiellement expressionniste, c’est la forte impression d’une artiste qui a durement gagné sa position et son identité, qui a surmonté les frontières créées par son milieu social. Le sentiment prépondérant est celui d’une subjectivité aguerrie qui, malgré le battage et l’inflation publicitaires, réussit à transmettre le sentiment profond d’une histoire vécue particulière.[6]

Une interview de Tracey Emin en 2012 nous laisse entrevoir une nouvelle facette de son travail. Les vieux démons d’Emin ont disparu :

Je ressens un réel besoin de m’évader car il y a beaucoup de choses que j’ai envie de dire sur l’amour et sur les gens, sans y parvenir. À 50 ans, on ne peut pas continuer de ressasser les mêmes problématiques. Il faut grandir un peu ! Avec l’âge, on se bonifie, il faut aller de l’avant. On a peut-être les mêmes problèmes qu’à 20 ans, mais on ne les traite plus de la même façon. Quand un adulte a faim, il ne crie pas jusqu’à ce qu’on le nourrisse – il va s’acheter à manger. Je ne vois pas de thérapeute. Je veux que tout passe par mon travail.[7]

Comme elle le disait en 2012 dans l’article au magazin allemand Andy Warhol’s Interview, Tracey Emin, aujourd’hui âgée de cinquante-un an, s’est sortie seule, sans thérapeute, par la force de son art, des ruines et des débris dont elle croyait faire partie, pour enfin vivre sous un ciel d’un bleu cristallin.


[1] Emin citée dans BARBER Lynn, « Show and Tell », in The Observer Magazine, 22 avril 2001, p. 12.

[2] DURDEN Mark, « Le Pouvoir de l’Authenticité », in Parachute, 2002, N° 105, p. 27.

[3] Ibid. p. 30-34

[4] EMIN Tracey, sur <http://blog.interview.de/Tracy-Emin-Privat> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)

Traduction personnelle : « Je ne suis pas et n’ai jamais été sur Facebook. Et en quoi cela me concerne-t-il ? Le repas d’hier, une nouvelle robe, un beau voyage- tout cela n’a rien à voir avec l’Intime. Facebook est juste bon pour espionner ses amis ou ses ex-amis. Je suis une artiste et j’accorde des regards choisis dans ma vie privée. Mais celui qui veut voir mon lit, doit aller au musée. Tapez mon nom sur Google ! Vous trouverez probablement des détails intimes. Mais bien peu de choses sur la personne privée de Tracey Emin ».

[5] Ibid. Traduction personnelle : « [son] lit est bien moins dévasté […] mais que la vue de son lit est fantastique. Je vois le Pacifique, les vagues qui roulent sur la plage, des palmiers, des voiles de brouillards et derrière tout cela un ciel bleu pur comme le cristal et le soleil ».

[6] DURDEN Mark, op. cit., p. 36.

[7] MILLIARD Coline, « « Une partie de moi a disparu » pour Blouin ARTINFO : Tracey Emin à propos de sa nouvelle exposition et de son changement de cap », [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013). Disponible sur <http://fr.blouinartinfo.com/news/story/905551/une-partie-de-moi-a-disparu-tracey-emin-a-propos-de-sa>


2.1.2 Bob Flanagan

La présence de Bob Flanagan, décédé en 1996, était obligatoire dans ces recherches tant l’extimité résiliente chez cet artiste est manifeste, chaque œuvre renvoyant intimement à la condition de l’artiste : atteint de la mucoviscidose, las de la souffrance qu’il endurait chaque jour à cause de la maladie, il a un jour décidé de la surpasser, d’aller plus loin qu’elle, volontairement. C’est là qu’il est officiellement devenu SM, Super Masochiste, néologisme inventé par et pour lui.

Son intimité, il ne l’a pas tout de suite dévoilée. Ce n’est que lorsqu’il a rencontré Sheree Rose, artiste de la même époque, qu’il en a fait des livres (le Fuck Journal, le Pain Journal), des performances (Bob Flanagan is sick), des sculptures (Visible Me).

Pochette du DVD de Bob Flanagan en Supermasochiste.

C’est dans le cadre d’une biographie intitulée intitulée Sick – The Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist et filmée par Kirby Dick, ami du couple, que l’on se trouve plongé dans la sphère privée de l’artiste. Le DVD commence par Flanagan, sur son lit d’hôpital. Le nez relié à une bouteille d’oxygène, il nous lit, malgré la difficulté qu’il rencontre à respirer (il sera obligé de retourner la séquence), l’épitaphe, écrite par lui, qui résume sa vie :

8/15/95 Bob Flanagan, artist, masochist and one of the longest loving sufferers of cystic fibrosis, lost his battle this week with the killer disease, a genetic disorder of the lungs and pancreas, that both plagued and empowered the provocotive (sic) performer throughout his difficult but productive life.

Born in New York City on December 26, 1952, Flanagan was in and out of hospitals most of his life. Doctors gave him little chance of survival past the age of six or seven years, but survive he did, well beyond anyone’s expectations. The difficulties of being sick became the backbone of his work and his masochism. […]

At his bedside was his long-time partner, artistic collaborator and dominatrix, Sheree Rose, who was the impetus for Flanagan’s most interesting and controversial works, including the infamous Fuck Journal in 1986, and the video and performance piece Bob Flanagan’s sick, in 1989, wich earned Flanagan dubious fame as « the guy who nailed his dick to a board. »

Flanagan is survived by his two brothers, Timothy and John; and his parents Robert and Catherine who previously lost two other children to cystic fibrosis, Catherine, at 6 months, and Patricia, who was 21 years of age.[1]

Soulignons ici le rôle primordial de Sheree Rose dans l’extimité de Flanagan : c’est grâce à elle que Bob Flanagan est devenu l’artiste qu’on connaît. C’est elle qui l’a encouragé à en faire quelque chose d’artistique, c’est grâce à elle que nous connaissons Bob Flanagan. Elle a documenté son intime jusqu’à son dernier soupir, son dernier râle, face caméra, ne pouvant plus respirer à cause du phlegme qui avait rempli ses poumons. Et les spectateurs, plongés dans ce dévoilement pudique ou impudique (pour reprendre le titre de l’autobiographie filmée d’Hervé Guibert) ont été bouleversés, choqués, émus. Le dévoilement de l’intime comme voilement de la souffrance est constitutif d’un besoin de vivre une vie hors norme. Plus qu’un simple traumatisme, c’est sa condition de malade que Flanagan expose dans ses livres, mais un malade résolu, heureux. De son propre aveu, il était même devenu un esclave de l’art : « I have to write about being collected. Sort of like being a slave. Art slave [2]». La lecture du Pain Journal est intéressante puisqu’elle nous permet de comprendre les différentes étapes de maturation des performances de Flanagan. Et c’est toujours avec humour qu’il continue à se prêter au jeu, même si c’est parfois difficile. Le 19 mars 1995, il écrit :

[…] Thought I’d escape writing tonight, but found myself mulling over why it is I don’t like pain anymore. I have this performance to do on April 1st, and I’m shying away from doing or having SM stuff done to me because pain and the thought of pain mostly just irritates and annoys me rather than turns me on. But I miss my masochistic self. I hate this person I’ve become ? And what about my reputation? Everything I say to people is all a lie […]. [3]

Puis à peine quelques jours plus tard, il écrit : « Don’t need pain killers now. I’m a masochist again! [4]». Et un mois plus tard, il écrit : « […] And my SM mode which I felt so great about a few weeks ago, is gone again [5]».

Entre voilement et dévoilement, l’œuvre de Flanagan nous montre les difficultés tant physiques que morales subies par l’artiste. Subir, souffrir, d’accord, mais jusqu’où ? Vers la fin de sa vie, il commence à en avoir assez de son supermasochisme. La douleur est trop forte, trop présente et trop pressante. « Please don’t make me the center of attention just because I’m sick. It’s ok if I do it, but not from the outside in…[6]». Il écrit également :

She [Sheree] keeps saying she’s going to give it all up when I die, which is ironic since I wouldn’t gotten involved in all this art crap if it weren’t for her. I would have spent all my time as her slave, writing dopey little ditties in the back room. Would I have lived as long? Would we have stayed together? Would life have been so good? Probably  not. [7]

Le Pain Journal se termine sur un texte de Sheree Rose rédigé quelques temps après la mort de Flanagan. Elle écrit :

That Bob became such an incredibly creative, forthright and funny adult was nothing short of miraculous. Together, we transformed shame and sorrow into a transcendent state that defies logic and death. Bob never gave up; he never showed self-pity; he always looked to the future. And so, until the very end, Bob prevailed.[8]

Dans le couple Sheree Rose / Bob Flanagan, chacun a besoin de l’autre pour l’aider à vivre et à sur-vivre, dans une sorte de pacte consenti entre Éros et Thanatos, entre plaisir et souffrance, la définition même du sadomasochisme.


[1] FLANAGAN Bob, The Pain Journal, Santa Monica (États-Unis), Smart Art Press, 2000, p. 104-105. Traduction personnelle : « 8/15/95 Flanagan, artiste, masochiste et l’une des personnes ayant souffert le plus longtemps de la mucoviscidose, a perdu la semaine dernière sa bataille contre la maladie impitoyable, un trouble génétique des poumons et du pancréas, qui a à la fois accablé et rendu puissant le performer provoquant pendant toute sa difficile mais productive vie.

Né à New York le 26 décembre 1952, Flanagan a passé la majeure partie de sa vie à entrer et sortir de l’hôpital. Les docteurs ne lui donnaient que peu de chances de survie passé l’âge de six ou sept ans, mais il a bel et bien survécu, bien au-delà de toutes les espérances. Les difficultés de vivre malade devinrent la colonne vertébrale de son art et de son masochisme. […]

À ses côtés était présente sa partenaire de longue date, Sheree Rose, qui était également sa collaboratrice artistique et sa dominatrice. Elle était à la source des travaux de Flanagan les plus intéressants et les plus controversés : l’infâme Journal de baise en 1986 et la performance filmée Bob Flanagan est malade, en 1989, qui a valu à Flanagan une renommée douteuse en tant que “le mec qui se cloue la bite à une planche”.Lui survivent ses deux frères, Timothy et John, et ses parents Robert et Catherine, qui ont déjà perdu deux autres enfants touchés par la mucoviscidose, Catherine, à six mois, et Patricia, qui avait vingt-et-un ans. »[2] FLANAGAN Bob, op. cit., p. 39. Traduction personnelle : « Je dois écrire sur le fait d’être collectionné. C’est comme être esclave. Un esclave de l’art ».

[3] Ibid. p. 34. Traduction personnelle : « […] Je pensais esquiver l’écriture ce soir, mais je me suis retrouvé à ruminer sur la raison pour laquelle je n’aimais plus la douleur. Je dois faire cette performance le 1er avril et je suis complètement intimidé rien qu’à l’idée de faire des trucs SM parce que la souffrance et la pensée de la souffrance m’irritent et m’ennuient plus qu’elles ne m’excitent. Mais ce moi masochiste me manque. Je déteste cette personne que je suis devenu. Et ma réputation ? Tout ce que je dis aux autres est un mensonge […]. »

[4] Ibid. p. 44. Traduction personnelle : « Je n’ai plus besoin d’antidouleurs. Je suis redevenu masochiste ! »

[5] Ibid. p. 57. Traduction personnelle : « […] et le mode SM dont j’étais si fier il y a quelques semaines est reparti à nouveau ».

[6] Ibid. p. 39-40. Traduction personnelle : « Ne faites pas de moi le centre d’attention juste parce que je suis malade. Ça va si c’est moi qui le fais, mais pas l’inverse… ».

[7] Ibid. p. 153. Traduction personnelle : « Elle [Sheree] n’arrête pas de dire qu’elle arrêtera tout quand je serai mort, ce qui est ironique dans le sens où je ne me serais pas impliqué dans toute cette merde artistique si ce n’était pas pour elle. J’aurais passé tout mon temps comme son esclave, à écrire des petites chansonnettes pourries, enfermé dans une pièce sombre. Aurais-je vécu aussi longtemps ? Serions-nous restés ensemble ? La vie aurait-elle été si belle ? Probablement pas. »

[8] Ibid. p. 178. Traduction personnelle : « Que Bob soit devenu un adulte incroyablement créatif, franc et drôle n’a rien de miraculeux. Ensemble, nous avons transformé la honte et la tristesse en un état transcendant qui défie la logique, la raison et la mort. Bob n’a jamais abandonné. Il ne s’est jamais plaint de son sort. Il a toujours regardé vers le futur. Et ainsi, jusqu’à la fin, Bob a dominé ».


2.1.1 Joseph Beuys

La personnalité de Joseph Beuys est une figure représentative de l’extime dans la mesure où, pour bien saisir son œuvre, il faut s’intéresser à l’intimité de l’artiste, devenue mythique tellement elle définit l’ensemble de son œuvre. Avant d’être l’artiste que l’on connaît, Joseph Beuys était pilote dans l’armée allemande, la Luftwaffe, pendant la Seconde Guerre Mondiale. L’événement qui bouleversa sa vie eut lieu quand son avion fut abattu en 1942 lors d’une mission au dessus de la Mer de Crimée et s’écrasa près de Znamianka, en Ukraine. La légende voudrait que Beuys ait été sauvé des décombres par une tribu de nomades tartares qui l’ont soigné en utilisant des méthodes chamaniques traditionnelles : le corps enduit de graisse, protégé par du feutre, ses plaies se cicatrisèrent lentement.

Soulignons bien le mot « légende » puisque la vérité est toute autre. Pendant longtemps, l’histoire de ce sauvetage miraculeux n’a pu être authentifiée. Mais avec les nouvelles technologies et le recoupement aisé d’informations, il fut démontré dès 2000 qu’aucune tribu tartare ne sauva Beuys et que celui-ci fut en fait retrouvé par un commando de recherche allemand et qu’il fut soigné dans un hôpital militaire pendant trois semaines[1].

Joseph Beuys a donc créé sa propre légende : se composant un personnage fascinant, mystique, le regard intense sous l’ombre d’un chapeau qu’il ne quitte jamais, ou presque, toujours vêtu de son gilet de la Luftwaffe (éléments qui renvoient tous deux au récit originel), Joseph Beuys fait office d’artiste-chaman à une époque où, selon lui, l’homme s’éloigne de la nature en se perdant dans des futilités existentielles.

L’œuvre de Beuys ne se limite pas à son œuvre au sens plastique du terme, elle intègre également son enseignement (comme professeur « sculpture monumentale » à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf), son engagement politique (il sera un militant Vert très actif) et son engagement social.

La phrase « Chacun est artiste » signifie simplement que l’homme est un être imaginatif et qu’il peut produire en tant que créateur et de bien des manières. En principe, il m’est égal que la production vienne d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un physicienC’est là que la phrase « chacun est artiste » devient intéressante : à mon avis, les gens peuvent comprendre à partir de ces objets que chacun est artiste puisque beaucoup d’entre eux vont dire : pourquoi je ne ferais pas un jour moi aussi quelque chose, des choses pareilles…[2].

En juillet 1944, Beuys, le nez en sang et le bras levé, vient d’être frappé par un étudiant lors d’une performance organisée pour le vingtième anniversaire de la tentative d’assassinat d’Adolf Hitler.

On retrouve ici la « sculpture sociale » de Beuys. Selon lui, « tout homme peut, et même doit, prendre part à cette transformation pour que nous puissions la mener à bien aussi vite que possible [3]». Transposée au XXIème siècle, cette transformation est passée par les réseaux sociaux. Leur utilisation a nécessité quelques ajustements au plan des connaissances légales (respect de la propriété intellectuelle, de la vie privée, diffamation, copyleft, licences Creative Commons…) mais l’utilisateur sait désormais ce qu’il peut ou ne peut pas faire. L’œuvre artistique est devenue politique : chaque utilisateur des réseaux sociaux est une voix parmi d’autres d’une conscience collective dont tout le monde connaît, ou connaîtra, les limites.

L’artiste redevient ce qu’il était à l’origine, et qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir shaman, médecin, thaumaturge. […] Le rôle de l’artiste, sa fonction, au sens « organique » du terme (Beuys rejoint sur ce point Artaud et son « théâtre de la cruauté »), est bien de transformer l’homme et la société. Les actions de Beuys ont ainsi pour objectif la métamorphose, à une échelle planétaire et cosmique, du corps social, politique, animal et humain. Le matériau de l’art est lui-même, dans cette perspective, élargi. C’est l’homme qui fonctionne désormais comme matière première des actions de Beuys. […] L’art, en se confondant avec le travail, redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir encyclopédique … et humain.[4]

Pour Beuys, l’art est un véritable médium qui lui permet, à lui comme à tous les hommes, de renouer avec des racines identitaires refoulées. Avec Beuys, l’art c’est la vie et la vie, c’est l’art. Il instaure une double dynamique : à la fois l’Homme doit trouver l’artiste qui est en lui, de même que l’Artiste doit trouver l’Homme au plus profond de son être. La fonction de Beuys, thérapeutique plus qu’esthétique, n’est pas tant de concevoir et d’offrir des objets de consolation que d’aider le corps social à guérir ses blessures, de contribuer à la restauration d’une harmonie spirituelle au sein de la nature dont l’humanité tout entière fait partie.

Une des œuvres intéressantes de Beuys concernant l’extimité, c’est justement une critique ouverte de Duchamp et de son silence dandy : en 1964, Beuys fit une performance, une Action, intitulée Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet (Le Silence de Marcel Duchamp est surestimé). Pour un artiste comme Beuys, ne pas parler sur son art, sur les raisons qui l’ont poussé à créer, et sur les bienfaits de ce potentiel créatif, est un manquement artistique et moral impardonnable : l’artiste doit entretenir son extimité, pas la contraindre au minimum, pour tenter de déclencher des vocations. Rester silencieux sur l’art, c’est rester silencieux sur la vie, et pour quelqu’un qui considère l’enseignement comme sa  « plus grande œuvre d’art », et qui affirme que « parler, c’est sculpter », il est clair que le silence de Marcel Duchamp devait agacer.

Dans la vision beuysienne, l’art ne cherche pas à se dissoudre dans le social, mais à élargir ses prérogatives naturelles : le concept de créativité, tout en étendant à l’infini le domaine de l’art, maintient intacte la séparation entre les genres. « Je n’ai rien à faire avec la politique, explique-t-il, je ne connais que l’art. Il faudrait donc que la tâche politique redevienne un travail humain. Les connaissances que l’art a permis d’acquérir dans ce domaine devraient se répercuter dans la vie ».[5]


[1] ERMEN Reinhard, Joseph Beuys, Berlin (Allemagne), Rowohlt, 2006, p. 153.
[2] Extrait d’une réponse de Joseph Beuys à Jorg Schelimann et Bernd Kluser. Sur le site de Ben Vautier  <http://www.ben-vautier.com/fluxus/fluxus_tout.html> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)
[3] FERRIER Jean-Louis (dir.), op. cit., p. 813.
[4] DE MÉREDIEU Florence, Histoire Matérielle & immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994.
[5] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 74.