Archives de catégorie : 2. L’extime, un art de sur-vivre

2.3.3 ORLAN

ORLAN, pseudonyme de Mireille Suzanne Francette Porte, que l’artiste a choisi d’écrire en majuscules, explique que « Tout [s]on travail, depuis 1964, que ce soit par la peinture, la sculpture ou des installations, porte sur le statut du corps dans la société et sur les pressions sociales qui s’exercent sur le corps, notamment celui des femmes [1]».

Première artiste à utiliser la chirurgie esthétique à des fins créatives, elle a inventé l’« Art Charnel », qu’elle a pratiqué de 1990 à 1993, et dont elle a explicité les principes dans un manifeste :

MANIFESTE DE L’ART CHARNEL[2]
par ORLAN

DÉFINITION
L’Art Charnel est un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s’inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un “ready-made modifié” car il n’est plus ce ready-made idéal qu’il suffit de signer.

DISTINCTION
Contrairement au “Body Art” dont il se distingue, l’Art Charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme Rédemption. L’Art Charnel ne s’intéresse pas au résultat plastique final, mais à l’opération-chirurgicale-performance et au corps modifié, devenu lieu de débat public.[…]
L’Art Charnel transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe ; seule la voix d’ORLAN restera inchangée, l’artiste travaille sur la représentation.
L’Art Charnel juge anachronique et ridicule le fameux “tu accoucheras dans la douleur”, comme Artaud il veut en finir avec le jugement de Dieu ; désormais nous avons la péridurale et de multiples anesthésiants ainsi que les analgésiques, vive la morphine !
À bas la douleur !…

PERCEPTION
Désormais je peux voir mon propre corps ouvert sans en souffrir !…Je peux me voir jusqu’au fond des entrailles, nouveau stade du miroir. “Je peux voir le cœur de mon amant et son dessin splendide n’a rien à voir avec les mièvreries symboliques habituellement dessinées pour le représenter”. […]

LIBERTÉ
L’Art Charnel affirme la liberté individuelle de l’artiste et en ce sens il lutte aussi contre les apriorismes, les diktats ; c’est pourquoi il s’inscrit dans le social, dans les médias (où il fait scandale parce qu’il bouscule les idées reçues) et ira jusqu’au judiciaire.

MISE AU POINT
L’Art Charnel n’est pas contre la chirurgie esthétique, mais contre les standards qu’elle véhicule et qui s’inscrivent particulièrement dans les chairs féminines, mais aussi masculines. L’Art Charnel est féministe, c’est nécessaire. […]

STYLE
L’Art Charnel aime le baroque, la parodie, le grotesque et les styles laissés-pour-compte, car l’Art Charnel s’oppose aux pressions sociales qui s’exercent tant sur le corps humain que sur le corps des œuvres d’art.

L’Art Charnel est anti-formaliste et anticonformiste (on s’en doutait)

Quel manifeste incroyable eu égard à l’extimité ! C’est presque comme s’il rassemblait toutes les extimités des artistes que nous avons évoqués. L’art est ici total, viscéral, vécu, personnifié, dicté, mis en scène, voilé, dévoilé.

J’ai fait toutes ces opérations non pour le résultat physique final, mais comme des processus de production d’œuvres d’art. J’ai complètement mis en scène chaque intervention, en tant qu’artiste plasticienne arrivant dans une esthétique de bloc opératoire très froide et refroidissante. Chaque opération a été construite autour d’un texte, soit psychanalytique, soit philosophique, soit littéraire, que je lisais le plus possible durant l’opération et en fonction duquel j’avais décoré la salle. Le bloc opératoire était en même temps mon atelier d’artiste, d’où fabriquer des photos, de la vidéo, du film, des objets, des dessins faits avec mes doigts et mon sang, des reliquaires avec ma chair, etc.[3]

L’artiste use de tous les supports de création possibles, des plus traditionnels (peinture, sculpture, photo…) aux plus extrêmes (chirurgie esthétique, biotechnologies…). Et, à l’instar de ce manifeste, rien n’est gratuit dans cette multiplicité : sa première œuvre connue, ORLAN accouche d’elle-m’aime (Duchamp aurait aimé ce jeu de mots) a été réalisée alors qu’elle n’avait que dix-sept ans. On y voit ORLAN accoucher de ce qui s’apparente à l’alter-ego qui allait définir le reste de sa vie : un être ni homme ni femme, un être hybride.

En exploitant son corps comme support de signes, elle se proclame souveraine dans la définition du corps et de l’identité. Elle exprime la volonté de reconfigurer l’être humain […]. Elle joue « sur l’identité et l’altérité, donc sur la perspective de se créer soi-même ou de s’autosculpter ». ORLAN déclare qu’il s’agissait pour elle d’initier « un dédoublement, un clonage » de sa personne.[4]

Un peu à la manière de Tracey Emin qui faisait bien la différence entre « intime » et « privé », nous pourrions dire qu’en accouchant d’elle-même, ORLAN accouche de sa propre extimité. La personne civile disparaît pour laisser place à l’artiste. En s’amusant à détourner les codes traditionnels de représentation de la femme, la « femme ORLAN » se désincarne, son corps seul devient œuvre d’art et nous renvoie à notre propre identité.

« ORLAN accouche d’elle-m’aime », alors que l’artiste n’avait que 17 ans.
Elle accouche d’un être hybride, qui deviendra sa marque de fabrique.

[1] ORLAN, « Mon corps est devenu un lieu public de débat », Propos recueillis par Claire Ané, in Le Monde [en ligne]. 22.03.2004. Disponible sur <http://www.lemonde.fr/vous/article/2004/03/22/orlan-artiste-mon-corps-est-devenu-un-lieu-public-de-debat_357850_3238.html> (consulté le 25 février 2014)

[2] Manifeste, sur le site de l’artiste [en ligne]. <http://www.orlan.eu/texts/#manifestefr> (consulté le 3 mai 2014).

[3] ORLAN, op. cit.

[4] ICKOWICZ Judith, « Regards juridiques sur la dialectique du corps et de l’intime à partir de l’œuvre d’ORLAN », in WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 83. 


2.3.2 Marina Abramović

Nous avons déjà parlé de Marina Abramović lorsque nous évoquions les couples dans l’art contemporain. Lorsqu’Ulay et elle se sont dit « Goodbye » pour la dernière fois sur la Muraille de Chine, l’art d’Abramović s’est teinté d’un intime qu’on ne lui connaissait pas. En dévoilant une rupture, aussi bien se termine-t-elle, l’artiste performeuse redevint une femme. Les performances que le couple réalisait étaient essentiellement basées sur la relation entre l’artiste et le public, les limites du corps et les possibilités de l’esprit. Mais pas question ici d’amour avant cette fameuse Marche : elle s’est retrouvée obligée de dévoiler cette rupture et de la mettre en scène pour pouvoir se redéfinir en tant qu’artiste et en tant que femme. L’extimité d’Abramović est d’autant plus marquée dans ses œuvres les plus récentes.

Dans la performance The House with the Ocean View qu’elle a présentée pendant douze jours en 2002 à la Sean Kelly Gallery à New York, Abramović n’a quasiment plus d’intimité : elle vivait sur trois « plateformes » minimalistes représentant une salle de bains, une chambre et un salon, ne parlait pas et ne pouvait être que regardée par les spectateurs, aux heures d’ouverture du musée.

In the entire situation I created there were only two moments when I had privacy. This was the moment after the shower when I put my head in my towel for about a minute or so and my face was hidden and another moment when I was sitting on the toilet and I would lean over with my face against my knees and just breathe.[1]

Dans le cadre de sa performance The Artist is Present (qu’elle a tenue du 24 mars au 31 mai 2010 au MoMA, soit une performance de 736 heures et 30 minutes), nous pourrions nous demander si ces moments silencieux qu’a partagés Abramović avec les membres du public ne constitueraient pas des regards différents sur un même journal extime. Lorsque l’artiste vous regarde et voit en vous, vous ne pouvez qu’être touché, parfois aux larmes, devant ce moment de profonde communion et d’appréciation de l’instant présent.

Image extraite du DVD de The Artist Is Present, performance longue durée – 736 heures et 30 minutes – de Marina Abramović

Autre dévoilement de Marina Abramović : La vie et la mort de Marina Abramović, pièce de théâtre biographique.

Marina Abramović a acquis une réputation internationale grâce à l’audace et l’originalité saisissante de son œuvre. Mais lorsque Marina décida de mettre en scène sa vie, elle choisit de tendre les rênes à un autre génie d’avant-garde, le metteur en scène et plasticien Robert Wilson. Le résultat est remarquable : La vie et la mort de Marina Abramović, met en vedette l’artiste elle-même, qui interprète son propre rôle et celui de sa mère, ainsi que Willem Dafoe, dans le rôle du narrateur et de son homologue masculin. La musique est écrite et interprétée par Antony d’Antony and the Johnsons, et les costumes sont signés Jacques Reynaud.[2]

Voilement et dévoilement : elle interprète son propre rôle pour raconter sa propre vie mais écrite par quelqu’un d’autre. Et c’est également sur quelqu’un d’autre qu’elle compte pour son dernier projet, le Marina Abramović Institute :

Marina Abramović Institute was founded by Marina Abramović and will serve as her legacy and homage to time-based and immaterial art.
The institute will focus on the study, preservation, and presentation of long durational performance including dance, theater, film, video, performance art, and music as well as new forms that may develop in the future. The institute will pursue an active role in contemporary culture by forging productive unions between art, science, technology, spirituality, and education.
MAI will be an experimental space to conduct research and host workshops, public lectures, and residencies, and will serve as a venue through which the public may experience and interact with works of long durational performance.[3]

Ce quelqu’un d’autre, c’est le public, les internautes. En effet, Marina Abramović a préféré passer par Kickstarter une plateforme de « crowfunding », de financement collectif pour obtenir les fonds nécessaires à la prochaine étape vers la construction du MAI. C’est un total de 4765 personnes (« fondateurs ») qui ont financé les 600 000 dollars attendus, atteignant même la somme totale de 661 452 dollars.

L’intérêt de passer par ce genre de plateforme est double : pour l’artiste, plus besoin d’intermédiaire et, pour le spectateur devenu mécène, une rétribution en fonction de son investissement. Dans le cas présent, chaque participant aura droit à une embrassade de Marina Abramović lors de la performance The Embrace qui aura lieu, pour les Européens, à Londres en septembre 2014 et, pour les Américains, à New York. Mais les personnes qui ont, par exemple, donné plus de 10 000 dollars auront l’opportunité de passer une soirée de cuisine avec Marina Abramović (une performance intitulée Spirit Cooking with Marina Abramović) pendant laquelle elle expliquera à ses invités comment faire une série de soupes traditionnelles qu’ils partageront à la fin de la soirée. Chaque rétribution comprend sa performance spécifique[4]. Son intimité, Abramović la partage pour défendre son rêve.


[1] Marina Abramović par Delia Bajo et Brainard Carey pour le Brooklyn Rail du 1er décembre 2003 [en ligne]. Disponible sur <http://www.brooklynrail.org/2003/12/art/marina-abramovic> (consulté le 16 septembre 2013)

Traduction personnelle : « Dans la situation que j’avais créée, je n’avais d’intimité qu’à deux instants. C’était le moment après la douche où je mettais ma tête dans la serviette pendant une minute à peine et où mon visage était caché et un autre moment quand j’étais assise sur les toilettes et où je me penchais avec la tête sur les genoux  et où je respirais simplement. »

[2] Descriptif du spectacle [en ligne]. Disponible sur <http://luminatofestival.com/events/2013/life-and-death-marina-abramovic> (consulté le 16 juin 2014)

[3] Sur le site officiel du MAI. Traduction personnelle : « L’Institut Marina Abramović [MAI] a été fondé par Marina Abramović et fera office d’héritage et d’hommage à l’art temporel et immatériel.

L’institut va se concentrer sur l’étude, la préservation et la présentation de performance longue durée incluant danse, théâtre, film, vidéo et performances, tout comme la musique ainsi que les nouvelles formes qui pourraient se développer dans le futur. L’institut poursuivra un rôle actif dans la culture contemporaine en forgeant des unions productives entre art, science, technologie, spiritualité et éducation.

Le MAI sera un espace expérimental pour mener des recherches et héberger des ateliers, des conférences publiques, et des résidences, et fera également office d’endroit à travers lequel le public pourra expérimenter et interagir avec des performances longue durée. »

[4] Je vous invite à vous rendre sur <http://www.kickstarter.com/projects/maihudson/marina-abramovic-institute-the-founders> pour voir les différentes rétributions.


2.3.1 Sophie Calle

« Je ne parle que des choses qui ne marchent pas. […] Les événements heureux, je les vis, les malheureux, je les exploite. D’abord par intérêt artistique, mais aussi pour les transformer, en faire quelque chose, en profiter, – se venger de la situation [1]». Difficile de ne pas évoquer Sophie Calle tant sa démarche tient du « journal extime » : de son propre aveu[2], elle est devenue artiste uniquement pour attirer l’attention de son père, conservateur de musée à Nîmes et collectionneur spécialisé dans les œuvres qui associent textes et photos. Tous les jeux, littéraires ou enfantins, d’où naissent les œuvres de Sophie Calle, apparaissent alors comme des rituels pour conjurer ses deux angoisses jamais calmées : perdre quelqu’un et n’être pas aimée. Sophie Calle fait de sa vie un work in progress, une performance quotidienne.

Jean-Max Colard, dans le numéro spécial des Inrockuptibles sorti en novembre 2003 pour l’exposition « M’as-tu vue ? » au Centre Pompidou, nous propose un abécédaire très pertinent de l’œuvre de Sophie Calle, dont voici quelques extraits :

Absence

Plus qu’un simple thème, l’absence est chez Sophie Calle l’objet d’une angoisse obsédante. Peur de la mort, de la perte, de l’abandon, tableaux disparus des musées, absence d’un corps dans un lit vide, disparition des amis […]. Les rituels, les traces, les photos, les vitrines s’organisent autour de ce syndrome : l’œuvre entière de Sophie Calle peut se lire comme une tentative de conjuration de l’absence.

Autobiographie

Même si elle parle souvent des autres, et surtout si on s’y retrouve tous, l’autobiographie reste le régime général des histoires de Sophie Calle. Un immense « rapport sur moi », usage documentaire de la photographie à l’appui, qui ne s’écrit pas dans l’ordre chronologique des faits, mais procède plutôt par fragments.

Lit

L’un des grands petits lieux de la géographie intime/ « extime » de Sophie Calle : lits de l’hôtel C. à Venise, lits vides et défaits, lits des Dormeurs qu’elle invite chez elle pendant 24 heures, lit personnel mais qu’elle envoie à un Californien déprimé qui veut y consoler son chagrin amoureux. Lieu de l’intime, d’une sexualité toujours traitée avec pudeur, lieu de l’absence, lieu du désir – lieu de passage.

Rituel

Processus structurel de son œuvre, de sa vie et de ses états d’âme. Depuis l’enfance et pendant longtemps encore, Sophie Calle élabore des règles du jeu et convoque toutes sortes de rituels : pour conjurer l’absence, les peurs, le temps qui passe, comme pour contrôler aussi le cours aléatoire de la vie, elle met sous vitrine ses cadeaux d’anniversaire, cherche des solutions pour le nouvel an, se livre à des contraintes alimentaires (une couleur par repas)… C’est par le rituel que la performance et l’action s’introduisent dans l’œuvre de Sophie Calle.[3]

L’une des œuvres les plus extimes dans la production de Sophie Calle est indéniablement Les Dormeurs de 1979. Il s’agit d’une performance au cours de laquelle vingt-huit individus, connus et inconnus, acceptèrent de se succéder dans le lit de Sophie Calle.

Les Dormeurs dresse […] le journal intime des autres, fait au passage leur portrait, photographique et textuel, pénètre le secret de leurs nuits, les montre en plein sommeil, raconte leurs rêves, leurs manies, leurs insomnies. […] “Journal extime” parce qu’avant d’être un livre, Les Dormeurs, action réalisée en 1979, et premier travail de Sophie Calle, fut longtemps une œuvre d’exposition, d’exhibition, montrée dans les galeries et musées : au mur, des photos noir et blanc longilignes, couchées à l’italienne, ponctuées de textes légers, et devant les photos, un texte plus long, un texte à lire, posé sur une table comme un livre. Publié chez Actes Sud sous la forme d’un coffret de deux livres, Les Dormeurs reprennent d’ailleurs le dispositif de l’exposition : d’un côté les photos tout en longueur, ponctuées de notes manuscrites, de l’autre le texte intégral de la performance.[4]

Sophie Calle nous présente Gloria,
l’un des nombreux Dormeurs de l’œuvre éponyme.

Dans l’une de ses créations de 2007, Prenez soin de vous, dont le point de départ est un e-mail de rupture[5]  qui se terminait par ces mots, elle invite 107 femmes plus ou moins connues à le lire à haute voix et à en faire un commentaire « professionnel ». En dévoilant cette déchirure, en écoutant 107 fois ce mail de rupture lu par des personnes différentes, les mots finissent par ne plus rien dire. Le lecteur devient acteur de la résilience de Sophie Calle.

Son œuvre est une sorte de jeu sans fin dont elle fixe les règles et qui prend racine dans la sphère de l’intime. Le secret, le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont les moteurs de cette démarche. L’artiste aime contrôler et perdre le contrôle. L’obéissance à un rituel correspond à un double fonctionnement : une manière de se fixer des règles contraignantes et donc de s’imposer des limites, et en même temps de se laisser porter sans infléchir le hasard.[6]

Sophie Calle cherchait sans cesse la reconnaissance de sa mère. Et à la mort de cette dernière en 2006, l’artiste s’est prêtée à un jeu jusque-là inconnu : le dévoilement de l’intimité de sa mère dans une œuvre intitulée Rachel, Monique. Deux versions furent créées : la première au Palais de Tokyo en 2010, la seconde pendant le festival d’Avignon en 2012. En 2010, Sophie Calle a disséminé dans les moindres recoins de la friche du Palais de Tokyo devenu crypte « des vidéos, des photos, des objets et des textes, dont les dates de réalisation s’échelonnent entre 1990 et 2010. Plus qu’un dernier hommage, il s’agit d’une narration où la fille tente de surmonter la nouvelle de la maladie, puis la mort et l’absence de la mère.[7]». Puis en 2012, au Cloître des Célestins, à Avignon, on pouvait voir ou entendre (les deux n’étant pas possible grâce à une judicieuse mise en scène) Sophie Calle lire le journal intime de sa mère.

À part les pages publiées dans son livre aux éditions Xavier Barral et choisies par une amie, l’artiste assure qu’elle ne l’a pas lu avant  et qu’elle le découvre en même temps que le public. Elle le fait sans prévenir, et elle lit autant qu’elle veut. Avec une seule contrainte : finir le journal (16 cahiers) avant la fin de l’exposition.[8]

En 2012, Sophie Calle lit le journal intime de sa mère, au Cloître des Célestins, à Avignon.

[1] CALLE Sophie, M’as-tu vue ? Exposition Paris, Centre Pompidou, 19 nov. 2003-15 mars 2004, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 81.

[2] Ibid. p. 79.

[3] COLARD Jean-Max, « abécédaire », in Les Inrockuptibles, 2004, N°416, p. 32.

[4] COLARD Jean-Max, « Les dormeurs ». Disponible sur <http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/les-dormeurs/> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)

[5] cf. Annexe 2

[6] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 76.

[7] FEDELI Elisa pour Paris-Art.com, [en ligne]. Disponible sur < http://www.paris-art.com/galerie-photo/Rachel,%20Monique/Rachel,%20Monique/7212.html>  (consulté le 16 septembre 2013)

[8] GUILLOT Claire, « Sophie Calle et sa mère, toute une histoire » in Le Monde [en ligne]. Disponible sur <http://expo-photo.blog.lemonde.fr/2012/07/07/sophie-calle-et-sa-mere-toute-une-histoire/> (consulté le 16 septembre 2013)


2.2.3 On Kawara (& Roman Opalka)

Décédé en juin dernier à l’âge de 81 ans, l’artiste On Kawara a passé sa vie à peindre le présent, dans une rigueur toute extime. Cet artiste japonais, qui avait émigré à New York en 1965, était un artiste conceptuel. Son œuvre la plus connue, la série Today, est d’une simplicité enfantine mais nécessitait une concentration presque cruelle : le 4 janvier 1966, il décida de peindre la date du jour sur une toile. L’œuvre devait être terminée dans la journée, sinon elle finissait à la poubelle. Pour cette série, Kawara a réalisé des milliers de tableaux, de formats et de couleurs différents, dont la typographie de la date respectait le pays où la toile était peinte. Puis chaque peinture était conservée dans une boîte en carton contenant une coupure de presse qui informait du lieu et de sa date de réalisation.

C’est une curieuse exposition de soi qui consiste à exposer des dates comme signe extérieur d’une vie dont le sujet s’exclut, à s’absenter en tant qu’auteur. Car, de On Kawara, il n’y a ni discours, ni biographie, seulement une succession de dates et d’itinéraires.[1]

Une journée comme une autre dans la vie d’On Kawara

La performance intitulée One Million Years consiste elle aussi à marquer le passage du temps : commencée en 1969, l’œuvre est double. D’une part, deux livres, One Million Years [Past] (1971) et One Million Years [Future] (1983) où Kawara écrivit à l’aide d’une machine à écrire un million d’années, une à une, partant de 1969 et remontant jusqu’en 998031 avant JC pour le premier ouvrage – dédié à tous « ceux qui ont vécu » durant ce temps -, et partant de 1981 jusqu’en 1001980 pour le deuxième, dédié aux « derniers » des hommes. La performance, quant à elle, implique la lecture à haute voix de cet ouvrage par deux performers, généralement une femme (qui lit les années paires) et un homme (qui lit les années impaires).

Kawara multiplia les œuvres conceptuelles : des cartes postales qu’il envoyait le plus souvent à des amis, pour les séries I went (Je suis allé), I met (J’ai rencontré), I got up at (Je me suis levé à), des télégrammes pour la série I am still alive (Je suis toujours en vie).

Il est intéressant de noter que On Kawara avait un compte Twitter sur lequel on continue à lire, même après la mort de l’artiste, « I am still alive #art ». Il a sur-vécu à son œuvre, par delà la mort.

Il y avait quelque chose d’ironique et mélancolique à la fois chez On Kawara, puisque l’essentiel de sa production était des textes « déictiques », indiquant le moment où ils étaient réalisés, et se rapportant à des actions banales et répétées, […], comme un échec volontaire à cerner ce qui fait le sens des occupations humaines.[2]

Un autre artiste a littéralement passé sa vie à peindre le passage du temps, c’est le Polonais Roman Opalka, né en 1931 et mort en 2011. Comme chez Kawara, « ce qui fait de l’œuvre d’Opalka une véritable omnibiographie, c’est le passage de l’expérience singulière, personnelle, physique, à l’objet comme idée, une idée commune, assurément. Mais dont chacun, et c’est le propre des œuvres d’art, peut faire l’expérience singulière [3]».

Des « détails » de l’œuvre d’Opalka. Le passage du temps fait partie intégrante de son œuvre.
Cette série, débutée en 1965, continua jusqu’à la mort de l’artiste en 2011.
Ce sont donc plus de quarante années qui séparent la première et la dernière photo.

Heureusement pour nous, Opalka était plus loquace que son homologue japonais. Sur le site de l’artiste, on peut toujours lire :

Le 6 août 2011, Roman Opalka a achevé son œuvre : 
« le fini défini par le non fini »

Programme de la démarche: OPALKA 1965/1-∞
Ma proposition fondamentale, programme de toute ma vie, se traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition. Une seule date, 1965, celle à laquelle j’ai entrepris mon premier Détail.
Chaque Détail appartient à une totalité désignée par cette date, qui ouvre le signe de l’infini, et par le premier et le dernier nombre portés sur la toile. J’inscris la progression numérique élémentaire de 1 à l’infini sur des toiles de même dimensions, 196 sur 135 centimètres (hormis les « cartes de voyage »), à la main, au pinceau, en blanc, sur un fond recevant depuis 1972 chaque fois environ 1 % de blanc supplémentaire. Arrivera donc le moment où je peindrai en blanc sur blanc.
Depuis 2008, je peins en blanc sur fond blanc, c’est ce que j’appelle le « blanc mérité ».
Après chaque séance de travail dans mon atelier, je prends la photographie de mon visage devant le Détail en cours.
Chaque Détail s’accompagne d’un enregistrement sur bande magnétique de ma voix prononçant les nombres pendant que je les inscris.[4]

À la différence de l’abstraction d’On Kawara, Opalka affiche le passage du temps sur son propre corps. « C’est avec l’incarnation et la dés-incarnation (la peau s’affaisse, la carnation s’en va) que Roman Opalka prend sur lui le poids, la lenteur, la répétition, la litanie du temporel. Ce qu’il appelle « la mise en corps » [5]».

Les tableaux d’Opalka, les Détails, sont autant de pages d’un journal intime : « une sorte de journal sans phantasmes, oui ma trace est faite de mon énergie et je suis en train de créer le savoir de ce que je fais » 23/4 1985[6], « car il y a un aspect journal dans mon histoire » 2/5/1990[7]. « L’ensemble du parcours forme l’image d’une existence qui s’appelle Opalka » 30/04/1990[8].


[1] CAUQUELIN Anne, L’exposition de soi, Du journal intime aux Webcams, Paris, EsHel, 2003, p. 29.

[2] LORET Eric, « On Kawara, le dernier jour » sur Libération [en ligne]. 11 Juillet 2014. Disponible sur <http://next.liberation.fr/arts/2014/07/11/on-kawara-le-dernier-jour_1061937> (consulté le 15 juillet 2014)

[3] HUITOREL Jean-Marc, « L’omniobiographie ou comment, de soi, faire une œuvre d’art », dans WATTEAU Diane (dir.), op. cit., p. 31.

[4] Sur le site officiel de l’artiste <http://www.opalka1965.com/fr/statement.php?lang=fr> (consulté le 17 septembre 2013)

[5] CAUQUELIN Anne, op. cit., p. 31.

[6] ROUBAUD Jacques, NÖEL Bernard, SAVINEL Christine, Roman Opalka, Paris, Éd. Dis-voir, 1996.

[7] Ibid.

[8] Ibid.


2.2.2 Nan Goldin

Nan Goldin admet baser son travail sur le dévoilement de ce qu’on voile normalement, ce que « l’on cache, que l’on nie  » :

[…] J’ai grandi dans une banlieue de Washington où les gens vivaient reclus. Je voulais voir ce qui se passait chez les voisins et que les voisins voient chez moi. C’était évidemment impossible. J’ai alors commencé, à 8 ans, à écrire un journal intime, afin de m’éloigner de la folie. Je me suis mise à prendre des photos à 15 ans, pour enrichir les mots. Mon journal écrit ne parle que de moi, ce qui le rend ennuyeux, alors que les photos parlent de ma relation à l’autre. Elles me permettent aussi de montrer la continuation d’une relation.[1]

L’enfance de Nan Goldin a été marquée par un traumatisme important :

Le 12 avril 1965, Barbara (sa sœur aînée), âgée de dix-huit ans, décida de mettre fin à ses jours de manière violente, et ce fut comme si la vie arriva à sa fin pour toute la famille. Ses parents refusèrent de se laisser aller à la culpabilité et au deuil, et le rejet devint un moyen de survie. La chose la plus importante était que les voisins ne soient au courant de rien. Ils essayèrent aussi de laisser Nancy [Nan] dans l’ignorance, lui racontant que Barbara avait eu un terrible accident, mais aussi sensible et traumatisée qu’elle l’était, elle comprit immédiatement ce qui s’était passé. C’est peut-être l’origine de son appétit vorace pour la vérité, coûte que coûte, et de son mépris du fait que la vérité peut aussi être inconfortable, fatigante, compromettante. Elle était engagée dans un combat contre tout et tous, mais surtout contre le mensonge et le matérialisme de cette époque, qu’elle percevait comme les ténèbres de l’âme de l’Amérique, le cauchemar qui se cachait derrière le “rêve”.[2] 

« Nan après avoir été battue », 1984. Plutôt que dans l’intimité de ses amis,
c’est dans celle de Nan Goldin que cette photo nous place.

« Je me disais jadis que je ne perdrais jamais quelqu’un, si je photographiais assez », déclare Nan Goldin dans son documentaire autobiographique I’ll be your mirror :

Mes photos me montrent combien de gens et de choses j’ai perdus. Ma survie dépendait de mon travail. J’avais besoin de donner un sens au chaos dans lequel je vivais. […] Je crois en l’intimité, en la privauté – mais je pense que les gens protègent à tort certaines choses – comme la sexualité et la honte qui s’y trouve attachée. […]J’estime qu’on peut […] permettre aux gens d’accéder à leur âme – en leur permettant de se voir tels qu’ils sont. Prendre une photo de quelqu’un, c’est comme le caresser. C’est de l’ordre de la séduction. […] Des gens proches de moi disent que je leur laisse assez d’espace pour qu’ils s’autorisent plus encore à être eux-mêmes qu’ils ne croyaient pouvoir le faire.[3]

L’extimité de Nan Goldin passe par l’exposition des moments les plus intimes de ses amis.
Ici, le dernier baiser de Gotscho à Gilles à en train de mourir du SIDA en 1993.

Le traumatisme de la perte de sa sœur l’a amenée à nouer une relation très forte, à la limite du fusionnelle, avec ces personnes. Et même lorsqu’elle évoque la violence, sous toutes ses formes (elle n’hésite pas à photographier un de ses amis en train de se droguer, un couple d’amis en train de faire l’amour, de même qu’elle n’hésite pas à prendre un portrait d’elle-même, le visage tuméfié par les coups donnés par son amant de l’époque), ce n’est pas non plus gratuit, « elle se voit immédiatement prise en charge
[…] par la complicité de la photographe, par sa propre implication subjective [4]».

L’extimité de Nan Goldin est une ode à sa « famille » d’amis qu’elle « peut […] suivre de la boîte de nuit à leurs chambres d’hôtel, d’hôpital ou mortuaires [5]». Elle les fige dans le temps, elle veut nous faire partager ses moments d’intimité, pour ne jamais les oublier, même si certains sont parfois douloureux. « Mon journal est ma façon de garder le contrôle de ma vie. Cela me permet d’enregistrer de façon obsessionnelle tous les détails. Cela me donne le pouvoir de me souvenir [6]» résume-t-elle. 

À l’instar de Mekas, l’extimité de l’artiste est ici une extimité partagée,

à force de les [les amis photographiés] retrouver, ils nous deviennent même familiers. Le désir, la compassion, la tristesse, les sentiments qui les traversent, les événements qu’ils vivent se reflètent dans notre propre vie. Leur intimité croise et interroge la nôtre par rejet, curiosité, identification, glissement ou plus simplement en éveillant des souvenirs.[7]

À l’heure actuelle, Nan Goldin continue de nous livrer son journal intime photographié et on la retrouve toujours dans des rétrospectives, des livres ou des nouvelles expositions de ses photos, « projetées en diaporamas et accompagnées de chansons [qui] racontent des tranches de vies [8]». Et même si elle n’a ni site, ni page Facebook, et « n’existe » pour ainsi dire pas sur Internet, le versant autobiographique de son œuvre a pourtant pris, au fil des années, un nouveau tournant : c’est la rencontre avec Scott Campbell, grand tatoueur américain, qui lui a donné l’envie « d’écrire [son] autobiographie sur [son] corps  ». La peau comme ultime surface du récit de sa vie.

Photographie du tatouage de Nan Goldin réalisé par Scott Campbell.
« I’m sorry » parce que c’est quelque chose qu’elle avait tout le temps l’habitude de dire.

[1] « L’album de famille cru et intime de Nan Goldin », Le Monde, 13 Décembre 2003. Propos recueillis par Michel Guerrin.

[2] COSTA Guido, Nan Goldin, Londres, Phaidon, 2001, p. 5.

[3]  A.M. Homes, « The intimate Eye », in La Sphère de l’intime, Saint Herblain, Coéditions Le Printemps de Cahors, 1998, p. 47.

[4]  BAQUÉ Dominique, Mauvais genre(s) : érotisme, pornographie, art contemporain, Paris, Éd. du Regard, 2002, p. 29 et ss.

[5] TATOT Claude-Hubert, op. cit., p. 76.

[6] DE MAISON ROUGE Isabelle, op. cit., p. 34.

[7] TATOT Claude-Hubert, ibid.

[8] Ibid.


2.2.1 Jonas Mekas, le vi(e)déaste

Jonas Mekas’s films celebrate life. They rise up against the world’s overwhelming commercialism, attempting instead to revive the pleasures of friendship, a first snowfall or the return of Spring. Mekas’s genius stems from his generously including the viewer in his vision of the world, allowing us to (re)discover, in a simple image, the incredible force and necessity of poetry.[1]

Parler de journal extime en ce qui concerne Jonas Mekas est évident tant ce terme semble écrit pour lui. Membre de Fluxus, Mekas est reconnu pour avoir développé, durant toute sa vie, les formes diaristiques du cinéma, autrement dit les différentes formes du journal intime filmé.

Cet enfant de Lituanie a connu l’occupation soviétique, puis nazie, puis les camps de travaux forcés et les camps de concentration, dont il garde comme seul souvenir l’image de son père face à un peloton d’exécution (dont il réchappa). Malgré cela, il qualifie son enfance de « paradisiaque ». Sa toute première photo, raconte-il dans une interview avec Laure Adler, est celle de l’arrivée de l’armée soviétique dans son village lituanien, photo aussitôt détruite par un soldat russe qui s’est emparé de l’appareil et l’a jeté à terre.

C’est en posant le pied à New York en 1949 qu’il acheta ce qui allait définir sa vie et sa pratique artistique : une caméra Bolex. Et depuis ce jour, inlassablement mais toujours avec le même entrain, Mekas filme sa vie, dans les moindres détails.

J’avais ce besoin pressant, cette obsession, je devais enregistrer ce qu’il y avait sous mes yeux. Parfois je m’expliquais les choses en disant « Ah ma patrie est si loin derrière moi, j’ai perdu tous mes écrits, mes journaux intimes, que j’ai enterrés quand je suis parti et puis ceux-là sont pourris, mangés par les vers ». Aujourd’hui, il faut que j’enregistre les choses. Et puis ma mémoire est assez défaillante. […] il faut que j’arrive à l’essence des situations, des moments que je vis et c’est la caméra, l’objectif qui saisit tout cela. C’est une obsession.[2]

Quelques images tirées de Walden, le « journal filmé » de Jonas Mekas entre 1964 et 1968.

Sa production vidéo inclut quelques documentaires (The Brig, 1963) mais comprend surtout son journal intime filmé, décliné sur une multitude de bobines : Walden (1969), Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972), Lost Lost Lost (1975), Scenes from the Life of Andy Warhol (1990), Scenes from the Life of George Maciunas (1992), As I was Moving Ahead I saw Brief Glimpses of Beauty (2000), Letter from Greenpoint (2005) et Sleepless Nights Stories (2011). S’intéressant très tôt au cinéma expérimental, et fondateur de la Film-Makers’ Cooperative (Coopérative des Cinéastes, toujours active depuis sa création en 1962), il n’est pas anodin de voir apparaître, dans sa production, certains de ses amis artistes : Warhol, Maciunas, John Lennon, Yoko Ono, Dali…

Continuant sa démarche, il a réalisé, en 2007, une vidéo par jour, soit 365 films qu’il a publiés sur son site. Et depuis, il continue à y partager ses travaux. Son extimité a pris une forme nouvelle avec l’évolution des nouvelles technologies : sa pratique filmique continue toujours mais, de plus, il entretient assez régulièrement son journal extime, via son blog et/ou sa page Facebook.

Je me suis donc contenté de filmer la vie autour de moi, sans penser que ça fournirait un jour la matière d’un journal. Mais c’est une forme naturelle pour moi : j’en tenais un depuis l’enfance. Avant même de savoir écrire, je le faisais avec des dessins. Quand j’ai commencé à maîtriser ma caméra et à me sentir plus sûr de moi, j’ai commencé à pénétrer le cœur de la vie, celle de ma famille, celle de mes amis. Cette approche de l’intimité est devenue monnaie courante avec les petites caméras numériques, mais filmer la vie à l’époque n’était pas dans l’air du temps.
Je n’ai pas de discipline particulière. Un jour, il y a quelque chose, un jour il n’y a rien. Et la seule matière provient de ce que j’ai filmé sur le vif. C’est plus sincère, plus direct, que les journaux intimes d’écrivains ou l’on revient le soir sur les événements de la journée, avec le travail d’interprétation de la mémoire. Moi, je me décris d’ailleurs comme “filmeur” plutôt que cinéaste, parce que je ne décide de rien. Je me promène avec ma caméra dans ma poche et je la sors quand je sens que c’est le moment. Je n’ai aucun plan, aucune note, aucun script, aucune idée ce que je vais filmer et de la manière dont j’utiliserai les images. Les images de Warhol dont j’ai fait des films, par exemple, je les avais tournées sans la moindre intention et c’est le Centre Beaubourg qui m’a incité à les rassembler pour une exposition. Je me contente de filmer la vie devant moi. Et je réfléchis le moins possible. Le montage, je le fais pendant que je tourne, je trouve la structure en filmant, dans l’instant. Comme un musicien de jazz.[3]

L’ouvrage dont Mekas parle, c’est Fluxfriends, sorti en 2002, qui permet d’entrer dans l’intimité de trois membres éminents de Fluxus :

Cher lecteur,
Vous allez trouver dans ce livre des fragments de trois êtres humains dont les vies ont été inextricablement entremêlées par le destin.
Georges Maciunas – esprit et corps de Fluxus, véritable cirque Barnum du mouvement ; humoriste zen, génie de l’insignifiant et du subtil ; créateur de Soho et du mouvement du logement coopératif ; John John – le plus célèbre membre des Beatles, groupe dont l’influence a sans doute été la plus grande de notre temps, dont les activités après 1966 pourraient aisément relever à la fois du Zen et du Fluxus, et Yoko Ono, qui amena John à Fluxus et qui est inextricablement liée à la formation de Fluxus, à la fois par son art et par son amitié avec George – ces amis, dont les existences, l’art et les rêves de changer le monde avec leur art sont entremêlés. Il faudra bien des ouvrages pour véritablement mettre en perspective leurs personnalités et leurs œuvres complexes. Tous les trois, ils ont contribué de manière fondamentale au développement artistique de la seconde moitié du XXe siècle. Leur influence sera encore sensible au siècle suivant.
Ce livre ne contribuera que modestement à la compréhension de leur œuvre. Mais il m’a semblé que les informations qu’il contient permettront de mettre en lumière des périodes et des aspects de leur vie et de leur travail grâce à des renseignements impossibles à obtenir auprès d’autres sources […].[4]

Après avoir survécu à un passé traumatisant, Jonas Mekas, dès son arrivée aux États-Unis, s’est acheté une caméra qu’il a promenée tout au long de son existence sur ce et ceux qui constituaient sa vie, réalisant là l’hypomnèse filmée de sa sur-vie.


[1] Yann Beauvais, sur le site officiel de Jonas Mekas. Disponible sur <http://jonasmekasfilms.com/dvd/?film=walden> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013). Traduction personnelle : « Les films de Jonas Mekas célèbrent la vie. Ils s’élèvent contre le commercialisme écrasant du monde, en essayant plutôt de raviver les plaisirs de l’amitié, de la première chute de neige ou du retour du printemps. Le génie de Mekas provient de son inclusion généreuse du spectateur dans sa vision du monde, nous permettant de (re)découvrir, en une image simple, la force incroyable et la nécessité de la poésie. »

[2] Hors Champ avec Jonas Mekas, France Culture, 6 mars 2013. Par Laure Adler, réalisé par Brigitte Bouvier, Didier Lagarde. Disponible sur le site de France Culture.

[3] Propos recueillis par Laurent Rigoulet pour Télérama [en ligne]. Disponible sur <http://www.telerama.fr/cinema/jonas-mekas-pour-moi-la-camera-est-comme-un-saxophone,90815.php> (consulté le 16 septembre 2013)

[4] MEKAS Jonas, FLUXFRIENDS. Georges Maciunas, Yoko Ono, John Lennon, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2002. Texte de présentation.


2.1.3 Tracey Emin

Tracey Emin, fer de lance des Young British Artists avec Damien Hirst, a fait de sa vie intime son fonds de création. Sa célébrité, elle la doit au fait que son art, en mêlant tous les média possibles, est un art dans lequel elle se dévoile, sans honte, sans pudeur, un art de témoignage, sans fard sur ses origines sociales modestes. Dans ses œuvres, c’est le pouvoir de la parole, de sa parole à elle, qui est au cœur de tout :

« Par rapport aux mots, j’ai quelque chose d’unique que je trouve presque impossible en art – et ce sont mes mots qui font vraiment que mon art est unique »[1]. Même quand la forme de l’œuvre est non textuelle, comme dans une série récente d’objets ready-made – choses provenant de sa vie qui ont été exposées et vendues en tant qu’objets d’art, tels que son lit ou une cabine de plage délabrée -, leur sens et leur portée dépendent de ce qu’elle nous a livré d’elle-même. Grâce au récit autobiographique qui légitime et anime de tels artefacts, Emin s’approprie le ready-made pour une cause expressionniste.[2]

Le lit de Tracey Emin, le premier « ready-made » extime

De même que l’expressionnisme est venu en réaction à l’impressionnisme, nous pourrions considérer que l’extimité d’Emin, en réaction à son intimité qu’elle juge trop lourde à porter seule, lui a permis de sur-vivre. L’œuvre qui a fait connaître Tracey Emin est l’installation qu’elle a présentée au Prix Turner en 1999 intitulée My Bed (d’abord exposé à la Tate, puis dans la Galerie Saatchi, le lit d’Emin se trouve désormais chez Charles Saatchi, dans une pièce dédiée). Cette œuvre majeure dans l’histoire personnelle de Tracey Emin, c’était tout simplement son lit, mais son lit tel qu’il était à l’époque, son lit défait, dont les draps étaient sales et tout chiffonnés, couverts de taches, entouré de bouteilles de vodka vides, de préservatifs usagés  et de mégots de cigarettes, un lit authentique où elle a aimé, pleuré, été malade et pensé au suicide, ce lit qui lui rappelait une rupture amoureuse qui l’avait laissée au plus bas et qu’elle tenait donc à garder pour ne jamais oublier cette période. Tracey Emin dira d’ailleurs : « J’ai regardé ce lit et j’ai pensé « Mince alors » ! Il y avait presqueun écran entre moi et lui. À un  moment, j’étais dans le lit, je faisais partie des ruines et des débris, puis j’ai eu cette distance qu’on a quand on fait un dessin ».

Souvent les propos de l’artiste sur son œuvre ont dérouté le spectateur :

Dans la vidéo How It Feels [Comment on se sent, 1996], Emin parle ouvertement et dans le détail de son premier avortement, retournant sur les lieux liés au traumatisme, refilmant et se rappelant ce qui s’y était produit. La vidéo est aussi un compte rendu de sa prise de conscience que la vie, sa vie, était plus importante que faire des images. […] Une fois l’opération terminée, elle raconte comment elle le sentait encore en elle, comment elle avait l’impression que tout l’intérieur de son corps “était déchiré en petits morceaux”. L’avortement n’avait pas réussi, elle était enceinte de jumeaux, et Emin ne nous épargne aucun détail sur l’incident horrible du deuxième fœtus “en purée” descendant le long de sa jambe.
Mais comme sa vidéo Why I Never Became a Dancer, ce déterrement de son passé douloureux se conclut sur une note relativement affirmative. Cette expérience traumatisante lui donne une “idée plus grande de la créativité”, et lui fait comprendre que si elle est “pour faire de l’art, ça n’aura rien à voir avec une putain d’image, il faut que ça ait à voir avec d’où tu viens vraiment”. Dans une conclusion réflexive, Emin justifie l’importance d’utiliser sa vie comme art […]. Ce n’est pas flanquer de la peinture sur une toile pour faire une image, ce n’est pas ça, l’art […]. Ça a à voir avec l’essence et l’intégrité des gens quand ils font des choses […]. J’ai compris que j’étais bien meilleure que tout ce que j’avais fait”.[3]

Dans une interview donnée en 2012 à un magazine allemand lors de son exposition « Privat » à Frankfurt, lorsqu’il lui fut demandé si elle ne trouvait pas obsolète la thématique de cette exposition  à l’ère de Facebook, Tracey Emin répondit :

Ich war und bin nicht bei Facebook. Was soll ich da? Facebook ist nicht intim. Das gestrige Mahl, ein neues Kleid, die schicke Reise – das hat nichts mit Intimität zu tun. Facebook ist allenfalls gut, um zu spionieren, was Freunde und Exfreunde gerade so treiben. Ich bin Künstlerin und gewähre ausgewählte Einblicke in mein Privatleben. Aber: Wer mein Bett sehen will, muss ins Museum gehen. Googeln Sie mich! Sie werden vermeintlich intime Details finden. Aber kaum etwas über die Privatperson Tracey Emin.[4]

Tracey Emin fait ici la distinction entre son extimité et sa personne privée. En adoptant une démarche résolution extime, voire extimiste, en nous racontant ses traumatismes de la façon la plus crue qui soit, Emin démontre son caractère résilient : malgré tout ce qu’elle a vécu, la « personne privée » qui réside en Tracey Emin, comme en chacun de nous, peut réussir à aller de l’avant et à mener une belle vie.

Aujourd’hui Tracey Emin dit que « Es ist ein wenig zerwühlt. […]Aber die Aussicht ist fantastisch. Ich sehe den Pazifik, Wellen, die an den Strand rollen, Palmen, Nebelschleier, […]die sich gerade lüften, dahinter einen kristallklaren blauen Himmel, Sonne.[5]».

Ce qui se dégage de ce travail dont le paradigme est essentiellement expressionniste, c’est la forte impression d’une artiste qui a durement gagné sa position et son identité, qui a surmonté les frontières créées par son milieu social. Le sentiment prépondérant est celui d’une subjectivité aguerrie qui, malgré le battage et l’inflation publicitaires, réussit à transmettre le sentiment profond d’une histoire vécue particulière.[6]

Une interview de Tracey Emin en 2012 nous laisse entrevoir une nouvelle facette de son travail. Les vieux démons d’Emin ont disparu :

Je ressens un réel besoin de m’évader car il y a beaucoup de choses que j’ai envie de dire sur l’amour et sur les gens, sans y parvenir. À 50 ans, on ne peut pas continuer de ressasser les mêmes problématiques. Il faut grandir un peu ! Avec l’âge, on se bonifie, il faut aller de l’avant. On a peut-être les mêmes problèmes qu’à 20 ans, mais on ne les traite plus de la même façon. Quand un adulte a faim, il ne crie pas jusqu’à ce qu’on le nourrisse – il va s’acheter à manger. Je ne vois pas de thérapeute. Je veux que tout passe par mon travail.[7]

Comme elle le disait en 2012 dans l’article au magazin allemand Andy Warhol’s Interview, Tracey Emin, aujourd’hui âgée de cinquante-un an, s’est sortie seule, sans thérapeute, par la force de son art, des ruines et des débris dont elle croyait faire partie, pour enfin vivre sous un ciel d’un bleu cristallin.


[1] Emin citée dans BARBER Lynn, « Show and Tell », in The Observer Magazine, 22 avril 2001, p. 12.

[2] DURDEN Mark, « Le Pouvoir de l’Authenticité », in Parachute, 2002, N° 105, p. 27.

[3] Ibid. p. 30-34

[4] EMIN Tracey, sur <http://blog.interview.de/Tracy-Emin-Privat> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)

Traduction personnelle : « Je ne suis pas et n’ai jamais été sur Facebook. Et en quoi cela me concerne-t-il ? Le repas d’hier, une nouvelle robe, un beau voyage- tout cela n’a rien à voir avec l’Intime. Facebook est juste bon pour espionner ses amis ou ses ex-amis. Je suis une artiste et j’accorde des regards choisis dans ma vie privée. Mais celui qui veut voir mon lit, doit aller au musée. Tapez mon nom sur Google ! Vous trouverez probablement des détails intimes. Mais bien peu de choses sur la personne privée de Tracey Emin ».

[5] Ibid. Traduction personnelle : « [son] lit est bien moins dévasté […] mais que la vue de son lit est fantastique. Je vois le Pacifique, les vagues qui roulent sur la plage, des palmiers, des voiles de brouillards et derrière tout cela un ciel bleu pur comme le cristal et le soleil ».

[6] DURDEN Mark, op. cit., p. 36.

[7] MILLIARD Coline, « « Une partie de moi a disparu » pour Blouin ARTINFO : Tracey Emin à propos de sa nouvelle exposition et de son changement de cap », [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013). Disponible sur <http://fr.blouinartinfo.com/news/story/905551/une-partie-de-moi-a-disparu-tracey-emin-a-propos-de-sa>


2.1.2 Bob Flanagan

La présence de Bob Flanagan, décédé en 1996, était obligatoire dans ces recherches tant l’extimité résiliente chez cet artiste est manifeste, chaque œuvre renvoyant intimement à la condition de l’artiste : atteint de la mucoviscidose, las de la souffrance qu’il endurait chaque jour à cause de la maladie, il a un jour décidé de la surpasser, d’aller plus loin qu’elle, volontairement. C’est là qu’il est officiellement devenu SM, Super Masochiste, néologisme inventé par et pour lui.

Son intimité, il ne l’a pas tout de suite dévoilée. Ce n’est que lorsqu’il a rencontré Sheree Rose, artiste de la même époque, qu’il en a fait des livres (le Fuck Journal, le Pain Journal), des performances (Bob Flanagan is sick), des sculptures (Visible Me).

Pochette du DVD de Bob Flanagan en Supermasochiste.

C’est dans le cadre d’une biographie intitulée intitulée Sick – The Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist et filmée par Kirby Dick, ami du couple, que l’on se trouve plongé dans la sphère privée de l’artiste. Le DVD commence par Flanagan, sur son lit d’hôpital. Le nez relié à une bouteille d’oxygène, il nous lit, malgré la difficulté qu’il rencontre à respirer (il sera obligé de retourner la séquence), l’épitaphe, écrite par lui, qui résume sa vie :

8/15/95 Bob Flanagan, artist, masochist and one of the longest loving sufferers of cystic fibrosis, lost his battle this week with the killer disease, a genetic disorder of the lungs and pancreas, that both plagued and empowered the provocotive (sic) performer throughout his difficult but productive life.

Born in New York City on December 26, 1952, Flanagan was in and out of hospitals most of his life. Doctors gave him little chance of survival past the age of six or seven years, but survive he did, well beyond anyone’s expectations. The difficulties of being sick became the backbone of his work and his masochism. […]

At his bedside was his long-time partner, artistic collaborator and dominatrix, Sheree Rose, who was the impetus for Flanagan’s most interesting and controversial works, including the infamous Fuck Journal in 1986, and the video and performance piece Bob Flanagan’s sick, in 1989, wich earned Flanagan dubious fame as « the guy who nailed his dick to a board. »

Flanagan is survived by his two brothers, Timothy and John; and his parents Robert and Catherine who previously lost two other children to cystic fibrosis, Catherine, at 6 months, and Patricia, who was 21 years of age.[1]

Soulignons ici le rôle primordial de Sheree Rose dans l’extimité de Flanagan : c’est grâce à elle que Bob Flanagan est devenu l’artiste qu’on connaît. C’est elle qui l’a encouragé à en faire quelque chose d’artistique, c’est grâce à elle que nous connaissons Bob Flanagan. Elle a documenté son intime jusqu’à son dernier soupir, son dernier râle, face caméra, ne pouvant plus respirer à cause du phlegme qui avait rempli ses poumons. Et les spectateurs, plongés dans ce dévoilement pudique ou impudique (pour reprendre le titre de l’autobiographie filmée d’Hervé Guibert) ont été bouleversés, choqués, émus. Le dévoilement de l’intime comme voilement de la souffrance est constitutif d’un besoin de vivre une vie hors norme. Plus qu’un simple traumatisme, c’est sa condition de malade que Flanagan expose dans ses livres, mais un malade résolu, heureux. De son propre aveu, il était même devenu un esclave de l’art : « I have to write about being collected. Sort of like being a slave. Art slave [2]». La lecture du Pain Journal est intéressante puisqu’elle nous permet de comprendre les différentes étapes de maturation des performances de Flanagan. Et c’est toujours avec humour qu’il continue à se prêter au jeu, même si c’est parfois difficile. Le 19 mars 1995, il écrit :

[…] Thought I’d escape writing tonight, but found myself mulling over why it is I don’t like pain anymore. I have this performance to do on April 1st, and I’m shying away from doing or having SM stuff done to me because pain and the thought of pain mostly just irritates and annoys me rather than turns me on. But I miss my masochistic self. I hate this person I’ve become ? And what about my reputation? Everything I say to people is all a lie […]. [3]

Puis à peine quelques jours plus tard, il écrit : « Don’t need pain killers now. I’m a masochist again! [4]». Et un mois plus tard, il écrit : « […] And my SM mode which I felt so great about a few weeks ago, is gone again [5]».

Entre voilement et dévoilement, l’œuvre de Flanagan nous montre les difficultés tant physiques que morales subies par l’artiste. Subir, souffrir, d’accord, mais jusqu’où ? Vers la fin de sa vie, il commence à en avoir assez de son supermasochisme. La douleur est trop forte, trop présente et trop pressante. « Please don’t make me the center of attention just because I’m sick. It’s ok if I do it, but not from the outside in…[6]». Il écrit également :

She [Sheree] keeps saying she’s going to give it all up when I die, which is ironic since I wouldn’t gotten involved in all this art crap if it weren’t for her. I would have spent all my time as her slave, writing dopey little ditties in the back room. Would I have lived as long? Would we have stayed together? Would life have been so good? Probably  not. [7]

Le Pain Journal se termine sur un texte de Sheree Rose rédigé quelques temps après la mort de Flanagan. Elle écrit :

That Bob became such an incredibly creative, forthright and funny adult was nothing short of miraculous. Together, we transformed shame and sorrow into a transcendent state that defies logic and death. Bob never gave up; he never showed self-pity; he always looked to the future. And so, until the very end, Bob prevailed.[8]

Dans le couple Sheree Rose / Bob Flanagan, chacun a besoin de l’autre pour l’aider à vivre et à sur-vivre, dans une sorte de pacte consenti entre Éros et Thanatos, entre plaisir et souffrance, la définition même du sadomasochisme.


[1] FLANAGAN Bob, The Pain Journal, Santa Monica (États-Unis), Smart Art Press, 2000, p. 104-105. Traduction personnelle : « 8/15/95 Flanagan, artiste, masochiste et l’une des personnes ayant souffert le plus longtemps de la mucoviscidose, a perdu la semaine dernière sa bataille contre la maladie impitoyable, un trouble génétique des poumons et du pancréas, qui a à la fois accablé et rendu puissant le performer provoquant pendant toute sa difficile mais productive vie.

Né à New York le 26 décembre 1952, Flanagan a passé la majeure partie de sa vie à entrer et sortir de l’hôpital. Les docteurs ne lui donnaient que peu de chances de survie passé l’âge de six ou sept ans, mais il a bel et bien survécu, bien au-delà de toutes les espérances. Les difficultés de vivre malade devinrent la colonne vertébrale de son art et de son masochisme. […]

À ses côtés était présente sa partenaire de longue date, Sheree Rose, qui était également sa collaboratrice artistique et sa dominatrice. Elle était à la source des travaux de Flanagan les plus intéressants et les plus controversés : l’infâme Journal de baise en 1986 et la performance filmée Bob Flanagan est malade, en 1989, qui a valu à Flanagan une renommée douteuse en tant que “le mec qui se cloue la bite à une planche”.Lui survivent ses deux frères, Timothy et John, et ses parents Robert et Catherine, qui ont déjà perdu deux autres enfants touchés par la mucoviscidose, Catherine, à six mois, et Patricia, qui avait vingt-et-un ans. »[2] FLANAGAN Bob, op. cit., p. 39. Traduction personnelle : « Je dois écrire sur le fait d’être collectionné. C’est comme être esclave. Un esclave de l’art ».

[3] Ibid. p. 34. Traduction personnelle : « […] Je pensais esquiver l’écriture ce soir, mais je me suis retrouvé à ruminer sur la raison pour laquelle je n’aimais plus la douleur. Je dois faire cette performance le 1er avril et je suis complètement intimidé rien qu’à l’idée de faire des trucs SM parce que la souffrance et la pensée de la souffrance m’irritent et m’ennuient plus qu’elles ne m’excitent. Mais ce moi masochiste me manque. Je déteste cette personne que je suis devenu. Et ma réputation ? Tout ce que je dis aux autres est un mensonge […]. »

[4] Ibid. p. 44. Traduction personnelle : « Je n’ai plus besoin d’antidouleurs. Je suis redevenu masochiste ! »

[5] Ibid. p. 57. Traduction personnelle : « […] et le mode SM dont j’étais si fier il y a quelques semaines est reparti à nouveau ».

[6] Ibid. p. 39-40. Traduction personnelle : « Ne faites pas de moi le centre d’attention juste parce que je suis malade. Ça va si c’est moi qui le fais, mais pas l’inverse… ».

[7] Ibid. p. 153. Traduction personnelle : « Elle [Sheree] n’arrête pas de dire qu’elle arrêtera tout quand je serai mort, ce qui est ironique dans le sens où je ne me serais pas impliqué dans toute cette merde artistique si ce n’était pas pour elle. J’aurais passé tout mon temps comme son esclave, à écrire des petites chansonnettes pourries, enfermé dans une pièce sombre. Aurais-je vécu aussi longtemps ? Serions-nous restés ensemble ? La vie aurait-elle été si belle ? Probablement pas. »

[8] Ibid. p. 178. Traduction personnelle : « Que Bob soit devenu un adulte incroyablement créatif, franc et drôle n’a rien de miraculeux. Ensemble, nous avons transformé la honte et la tristesse en un état transcendant qui défie la logique, la raison et la mort. Bob n’a jamais abandonné. Il ne s’est jamais plaint de son sort. Il a toujours regardé vers le futur. Et ainsi, jusqu’à la fin, Bob a dominé ».


2.1.1 Joseph Beuys

La personnalité de Joseph Beuys est une figure représentative de l’extime dans la mesure où, pour bien saisir son œuvre, il faut s’intéresser à l’intimité de l’artiste, devenue mythique tellement elle définit l’ensemble de son œuvre. Avant d’être l’artiste que l’on connaît, Joseph Beuys était pilote dans l’armée allemande, la Luftwaffe, pendant la Seconde Guerre Mondiale. L’événement qui bouleversa sa vie eut lieu quand son avion fut abattu en 1942 lors d’une mission au dessus de la Mer de Crimée et s’écrasa près de Znamianka, en Ukraine. La légende voudrait que Beuys ait été sauvé des décombres par une tribu de nomades tartares qui l’ont soigné en utilisant des méthodes chamaniques traditionnelles : le corps enduit de graisse, protégé par du feutre, ses plaies se cicatrisèrent lentement.

Soulignons bien le mot « légende » puisque la vérité est toute autre. Pendant longtemps, l’histoire de ce sauvetage miraculeux n’a pu être authentifiée. Mais avec les nouvelles technologies et le recoupement aisé d’informations, il fut démontré dès 2000 qu’aucune tribu tartare ne sauva Beuys et que celui-ci fut en fait retrouvé par un commando de recherche allemand et qu’il fut soigné dans un hôpital militaire pendant trois semaines[1].

Joseph Beuys a donc créé sa propre légende : se composant un personnage fascinant, mystique, le regard intense sous l’ombre d’un chapeau qu’il ne quitte jamais, ou presque, toujours vêtu de son gilet de la Luftwaffe (éléments qui renvoient tous deux au récit originel), Joseph Beuys fait office d’artiste-chaman à une époque où, selon lui, l’homme s’éloigne de la nature en se perdant dans des futilités existentielles.

L’œuvre de Beuys ne se limite pas à son œuvre au sens plastique du terme, elle intègre également son enseignement (comme professeur « sculpture monumentale » à l’Académie des Beaux Arts de Düsseldorf), son engagement politique (il sera un militant Vert très actif) et son engagement social.

La phrase « Chacun est artiste » signifie simplement que l’homme est un être imaginatif et qu’il peut produire en tant que créateur et de bien des manières. En principe, il m’est égal que la production vienne d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un physicienC’est là que la phrase « chacun est artiste » devient intéressante : à mon avis, les gens peuvent comprendre à partir de ces objets que chacun est artiste puisque beaucoup d’entre eux vont dire : pourquoi je ne ferais pas un jour moi aussi quelque chose, des choses pareilles…[2].

En juillet 1944, Beuys, le nez en sang et le bras levé, vient d’être frappé par un étudiant lors d’une performance organisée pour le vingtième anniversaire de la tentative d’assassinat d’Adolf Hitler.

On retrouve ici la « sculpture sociale » de Beuys. Selon lui, « tout homme peut, et même doit, prendre part à cette transformation pour que nous puissions la mener à bien aussi vite que possible [3]». Transposée au XXIème siècle, cette transformation est passée par les réseaux sociaux. Leur utilisation a nécessité quelques ajustements au plan des connaissances légales (respect de la propriété intellectuelle, de la vie privée, diffamation, copyleft, licences Creative Commons…) mais l’utilisateur sait désormais ce qu’il peut ou ne peut pas faire. L’œuvre artistique est devenue politique : chaque utilisateur des réseaux sociaux est une voix parmi d’autres d’une conscience collective dont tout le monde connaît, ou connaîtra, les limites.

L’artiste redevient ce qu’il était à l’origine, et qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir shaman, médecin, thaumaturge. […] Le rôle de l’artiste, sa fonction, au sens « organique » du terme (Beuys rejoint sur ce point Artaud et son « théâtre de la cruauté »), est bien de transformer l’homme et la société. Les actions de Beuys ont ainsi pour objectif la métamorphose, à une échelle planétaire et cosmique, du corps social, politique, animal et humain. Le matériau de l’art est lui-même, dans cette perspective, élargi. C’est l’homme qui fonctionne désormais comme matière première des actions de Beuys. […] L’art, en se confondant avec le travail, redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir encyclopédique … et humain.[4]

Pour Beuys, l’art est un véritable médium qui lui permet, à lui comme à tous les hommes, de renouer avec des racines identitaires refoulées. Avec Beuys, l’art c’est la vie et la vie, c’est l’art. Il instaure une double dynamique : à la fois l’Homme doit trouver l’artiste qui est en lui, de même que l’Artiste doit trouver l’Homme au plus profond de son être. La fonction de Beuys, thérapeutique plus qu’esthétique, n’est pas tant de concevoir et d’offrir des objets de consolation que d’aider le corps social à guérir ses blessures, de contribuer à la restauration d’une harmonie spirituelle au sein de la nature dont l’humanité tout entière fait partie.

Une des œuvres intéressantes de Beuys concernant l’extimité, c’est justement une critique ouverte de Duchamp et de son silence dandy : en 1964, Beuys fit une performance, une Action, intitulée Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet (Le Silence de Marcel Duchamp est surestimé). Pour un artiste comme Beuys, ne pas parler sur son art, sur les raisons qui l’ont poussé à créer, et sur les bienfaits de ce potentiel créatif, est un manquement artistique et moral impardonnable : l’artiste doit entretenir son extimité, pas la contraindre au minimum, pour tenter de déclencher des vocations. Rester silencieux sur l’art, c’est rester silencieux sur la vie, et pour quelqu’un qui considère l’enseignement comme sa  « plus grande œuvre d’art », et qui affirme que « parler, c’est sculpter », il est clair que le silence de Marcel Duchamp devait agacer.

Dans la vision beuysienne, l’art ne cherche pas à se dissoudre dans le social, mais à élargir ses prérogatives naturelles : le concept de créativité, tout en étendant à l’infini le domaine de l’art, maintient intacte la séparation entre les genres. « Je n’ai rien à faire avec la politique, explique-t-il, je ne connais que l’art. Il faudrait donc que la tâche politique redevienne un travail humain. Les connaissances que l’art a permis d’acquérir dans ce domaine devraient se répercuter dans la vie ».[5]


[1] ERMEN Reinhard, Joseph Beuys, Berlin (Allemagne), Rowohlt, 2006, p. 153.
[2] Extrait d’une réponse de Joseph Beuys à Jorg Schelimann et Bernd Kluser. Sur le site de Ben Vautier  <http://www.ben-vautier.com/fluxus/fluxus_tout.html> [en ligne] (consulté le 16 septembre 2013)
[3] FERRIER Jean-Louis (dir.), op. cit., p. 813.
[4] DE MÉREDIEU Florence, Histoire Matérielle & immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994.
[5] BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 74.